samedi 11 juin 2022

Faire corps avec son corps

 


Mystère de cette incarnation… 

Ce qui paraît à tant d’entre nous, dans certaines cultures, à tant d’époques, un exil sur terre, le fait d’être cousu dans ce sac de peau, 

prison terrible lorsque la souffrance en devient le geôlier, 

tout cela peut, par un retournement imprévisible, s’avérer chemin de délivrance et de lumière.

Il n’est pas d’engagement possible en amour sans le respect des corps.

Sans un saisissement devant l’énigme du corps – l’alambic de toute alchimie !

Le corps est cette œuvre d’un grand luthier qui aspire à la caresse de l’archet. 

"Tout ce qui vit aspire à la caresse du Créateur", dit Hildegarde von Bingen. 

Séparé de la résonance à laquelle aspire ce corps, séparé de la musique pour laquelle il a été créé, 

il perd sa tension, 

il s’affaisse, 

il se laisse aller, 

il se désespère. 

Nous vivons à une époque où rien ne nous dit la merveille de l’ordonnance du corps ; on croit vraiment que se laisser aller est une manière de se sentir mieux, 

personne ne nous signale : attention, ton chevalet est déplacé, ta corde est distendue, le maître ne peut pas jouer sur toi.

Ces corps inhabités de tant d’entre nous aujourd’hui, qui, à défaut d’entrer dans la résonance pour laquelle ils étaient créés, 

vont se rouiller, 

se déglinguer, 

perdre le souvenir de ce qu’ils sont. 

Pourtant, nous le savons tous, la mémoire du corps est la plus profonde.

Corps ami, 

corps connu, 

corps de la maturité, 

mon corps. 

Façonné par la longue route parcourue- l'amour, l'effort, les maternités, les empoignades, les désespoirs, les maladies, la bagarre, les délices -, je le déchiffre à livre ouvert. 

J'ai enfin cessé de rôder autour de lui pour élire en lui domicile. 

Sa force me ravit aujourd'hui, tout comme d'avance, j'acquiesce aux métamorphoses claires et sombres qu'y opérera la vieillesse. 

Notre amitié est scellée. 

Sans trahison, je l'accompagnerai jusqu'au dernier spasme. 

Désormais, je fais corps avec lui.

Christiane Singer

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vendredi 10 juin 2022

Le profil illusoire pris de face...

 


Je comprends bien ce que peut être une illusion, un mirage qui fait surgir un étang en plein désert; j'aurai beau rouler vingt kilomètres je n'atteindrai jamais cet étang inexistant. De même, si le sens du moi individualisé peut se volatiliser sans laisser de traces, c'est parce qu'il n'a jamais existé que sous forme d'illusion. Ce qui a une réalité ne peut pas disparaître mais seulement se transformer. Or l'ego, lui, disparaît comme un rêve dont on s'éveille. Si vous lisez les paroles de tel ou tel maître contemporain comme Ramana Maharshi, Ramdas ou Mâ Anandamayi, vous retrouverez cette affirmation à longueur de pages. Mais ce moi règne sur nos existences et aucune illusion n'a autant de conséquences et des conséquences aussi graves.

Arnaud Desjardins - La voie et ses pièges

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jeudi 9 juin 2022

Centre émotionnel

 


"M. Ouspensky a dit un jour que le Centre émotionnel ressemblait à un éléphant fou et qu'en Inde, lorsqu'un éléphant apprivoisé devenait fou, il fallait trouver deux éléphants sains d'esprit et les mettre de part et d'autre de l'éléphant fou, attachés avec des cordes, pour lui apprendre à se comporter avec droiture... il doit être contrôlé par les deux autres éléphants : le Centre intellectuel qui pense et le Centre moteur qui agit."

Dr. Maurice Nicoll
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mercredi 8 juin 2022

mardi 7 juin 2022

Rencontre poétique avec quelqu'un "Habitant le qui-vive"

 Dimanche prochain, place Saint-Sulpice, à Paris, je serai au stand des Editions L'herbe qui tremble, avec Isabelle Lévesque à 15h30 ! 

Si vous aimez la poésie, ne manquez pas ce marché unique, qui regroupe la plupart des éditeurs de poèmes et qui attire chaque année beaucoup de monde !

Sabine Dewulf

Vous pouvez retrouver des extraits de poèmes et des morceaux de l'œuvre de Ise (exposée chez nous) à l'adresse suivante :

https://www.terreaciel.net/Le-Porte-monde-Sabine-Dewulf-et-Ise-Cellier-suivi-d-un-Entretien-croise-avec#.Yp50JKhBxMw



"Bascule vers l’arrière et toujours en deçà.
Ici tout est à vivre,
les marées de verdure,
même les précipices.

S’imprime l’instant sur ma peau.

Tout est à laisser vivre."

Il est possible de commander le livre chez l'éditeur :

https://lherbequitremble.fr/livres/habitant-le-qui-vive.html?fbclid=IwAR0lp4qO1USiipsxjMZDCwVhiG1BqfBbKslces1MRYV7uIPcbeigiMBUhkw 


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lundi 6 juin 2022

Nouveau recueil de Sabine Dewulf

 


Je suis l’attristée sans racine

suspendue à la Terre
sans raison ni tempête.

J’ai cru aux pensées imbibées de puissance.

Un jour je quitterai l’empire du revers,
dans le désir profond m’inscrirai en oiseau.

Cet air nous sommes.

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Isabelle Lévesque : La rêverie et la réflexion autour du "Porte-monde" d’Ise ont-elles modifié ta vision du monde, de l’espace, du temps ? Comment cela a-t-il influencé ta façon d’envisager l’écriture du poème et son visage ? On peut remarquer de courtes strophes (2 vers, parfois un seul), des caractères romains et italiques, des traits séparateurs…


Sabine Dewulf : Je dirais que cette œuvre m’a d’abord aidée à apprivoiser mon corps et mon visage. J’ai appris, en la contemplant, à mieux sentir combien mon corps – et ceux des autres ! – appartenait au monde et combien mon visage n’était visible que dans cet ovale du miroir que l’œuvre semble présenter, à distance de mon être réel. C’est en tout cas comme cela que j’ai choisi de regarder ce "Porte-monde" (qui comporte évidemment bien d’autres possibilités d’interprétation !). Le visage dans le miroir fait partie des éléments du monde, il diffère de ma propre conscience : c’est souvent le « tu » auquel le « je » s’adresse (mais pas toujours : parfois, ils s’inversent et j’ai laissé faire ce mouvement d’interversion).

Cette œuvre m’a aussi aidée à écrire de manière plus lucide, plus incisive. Les caractères italiques correspondent à la voix la plus sage en moi-même, la plus ample, celle qui est apte à contempler l’œuvre entière et qui voit à la fois le visage et son corps en forme de monde, qui est donc capable de tout réunir. Les caractères romains sont au contraire le cri du moi instable, insécure, de celui qui se prend pour ce visage isolé, dont une larme s’échappe. Les traits séparent ces deux voix pour que la seconde puisse soutenir et éclairer la première.

Isabelle Lévesque : Ton livre interroge à la fois sur la mise au monde et sur la naissance, sur l’attente et l’espérance comme sur la perte et la finitude, sur notre rapport à l’autre et aux autres… Que t’a apporté le fait de passer par l’œuvre d’une artiste pour aborder ces questions au lieu de les aborder directement ?


Sabine Dewulf : Passer par l’œuvre d’une artiste de cette envergure a été d’abord pour moi un soutien. Je n’étais plus seule, j’étais accompagnée par une présence très forte, quand je sentais la mienne vaciller.

C’était ensuite une source d’inspiration constamment renouvelée. Le risque, quand on n’écrit qu’à partir de soi-même, est de se replier sur soi, de s’appauvrir. La richesse d’une telle œuvre me préservait de ce danger. Elle m’a obligée à m’ouvrir et à aiguiser ma sensibilité, y compris aux souffrances des autres, que je les aie ou non côtoyés.

Enfin, cette œuvre m’a offert de manière très concrète (la matière textile est particulièrement dense) une image de la Terre comme un corps très précieux à chérir et à préserver. En ces temps d’incertitude majeure (l’humanité survivra-t-elle aux changements planétaires qui s’amorcent ?), elle m’a été un rappel permanent de la nécessité d’être présente, du mieux que je le peux, à notre monde.

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voir l'interview en entier

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dimanche 5 juin 2022

Posture

 Pas un geste ! Notre façon de nous asseoir, de nous tenir debout ou de marcher dans la rue en dit long sur notre état d'esprit. Imaginez que votre corps soit suspendu dans le temps comme une sculpture, quel message vous enverrait-il ! Chacune de nos attitudes expression raconte l'histoire de notre personnalité et de notre état. Chaque posture que nous adoptons est un hymne à nos émotions. 

La pseudo science qui étudie le langage du corps nous enseigne que le corps ne ment pas. Mais cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas cacher les sensations physiques désagréables que nous ressentons. Par exemple si on souffre d'une migraine, on peut assister à une réunion sans grimacer de douleur à chaque fois que quelqu'un parle. Mais si on se sent nerveux, si on s'ennuie ou si on est émotionnellement mal à l'aise, des attitudes caractéristique de notre tension (comme tapotait nerveusement sur la table, se ronger les ongles ou jouer avec ses cheveux) commencent à envoyer des messages que notre tact et notre diplomatie nous empêchent de formuler ouvertement. 


Chaque attitude adoptée à un sens précis. Tapoter sur la table est un moyen de se retenir d'agir ouvertement, ce qui permet par exemple, de ne pas quitter une pièce lorsqu'on s'ennuie. On se ronge les ongles pour détourner ses instincts destructeurs. Lorsque l'on se sent puni ou quand on a besoin de réconfort, on peut jouer avec ses cheveux : c'est un comportement typique de l'enfance, qui est une période caractérisée par un niveau de responsabilité minimal. 

Il faut donc écouter les messages que notre corps envoie pour supprimer nos manies et en perdre l'habitude. La première étape pour se libérer de ses habitudes n'est pas, comme le prétend la croyance populaire, d'appliquer de la moutarde sur les doigts pour éviter de se ronger les ongles, mais de prendre conscience des circonstances qui déclenche notre malaise. Nous devons apprendre à devenir notre propre spectateur. Dès que l'on commence à  rechercher la protection de notre « couverture sécurisante », c'est que l'on est en face d'une des nombreuses situations à l'origine de notre anxiété. 

S'ouvre alors la voie de la connaissance de soi, c'est-à-dire le processus qui permet de découvrir, une à une, les origines enfouies de nos tensions.  

On peut, par exemple, après une rencontre qui nous a laissés mal à l'aise, visionner une vidéo imaginaire en nous mettant à la place d'une des personnes présentes (ce sont la plupart du temps les autres qui sont à l'origine de nos tensions). Quelle image de nous aurait eu ce témoin ? Nos premières  suppositions sont souvent les bonnes, même si nous hésitons à en reconnaître la validité. 

Identifier la cause réelle de nos tensions apporte une explication logique au problème. On peut donc ensuite essayer d'en déraciner l'origine et d'en évacuer les symptômes. A cours terme, des techniques comme le relâchement musculaire, le massage (shiatsu) et le yoga, peuvent s'avérer utiles pour atteindre une sérénité physique qui nous aidera à affronter les prochaines période d'anxiété. Une fois le corps détendu, nous sommes mieux équipé pour partir à la découverte de notre propre intériorité qui nous apportera le calme durable. 

Mike George 

Extrait de « La Relaxation » 

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vendredi 3 juin 2022

 Mal-aimé, souffrant, porteur de mémoires parfois traumatiques, de somatisations, on peut rencontrer le corps par le chemin de la parole, et c'est la pensée qui permet de l'analyser.

Selon Charlotte Védeilhé, quand la médecine ne trouve pas d’origine physique, radiographique à la douleur, aux dysfonctionnements, aux drôles de sensations, un mot apparaît : psycho-somatique. Ce n’est pas un gros mot, il souligne l’intrication du corps et de la psychée. Pourtant il est souvent le raccourci vers un « c’est dans la tête ». Peut-être en effet que cela vient d’une émotion (d’ailleurs, les émotions sont-elles inscrites uniquement dans la tête ?) mais c’est aussi dans le corps, quelque part.

La personne à qui on parle de gêne d’origine psycho-somatique se retrouve souvent chez le psy. C’est important, mais pourquoi ne pas explorer l’autre chemin, celui du somato-psychique.

Pourquoi ne pas aussi partir du corps puisque c’est lui qui s’exprime ?


Dans la psychologie il manque un lien plus direct au corps, la voie de la médecine chinoise est une excellente approche complémentaire . La médecine chinoise est vieille de plusieurs millénaires, fondée sur l’observation du vivant. Elle parle de ce qui circule en nous, de ce qui est entravé. Elle propose un support de compréhension du monde basé sur les cycles naturels, tout est connecté, inter-relié. A l’image du yin-yang souvent traduit par le manichéisme occidental blanc/noir, bon/mauvais. Or il s’agit de l’aube qui pointe dans le noir de la nuit, et du crépuscule qui s’invite dans la lumière de la journée. C’est une vision dynamique d’un monde en mouvement, à la fois théorique en proposant une vision thérapeutique de l’homme, et pratique avec ses outils (réflexologie, pharmacopée, massage, travail des méridiens et points d’acupuncture, exercices physiques tels que le Qi Gong…).

Il y a 5 éléments : Eau-Bois-Feu-Terre-Métal qui correspondent chacun à des organes, des émotions, des couleurs (comme on le voit en FengShui par exemple), des saveurs…

Si on prend un  exemple, le printemps c’est une saison, c’est aussi une période de la vie, c’est aussi une énergie particulière-celle de l’expansion, du déploiement, du mouvement comme on l’observe dans la nature à cette saison.

En médecine chinoise, le printemps est associé à l’énergie du foie qui nous parle de souplesse (physique et psychique), de libre mouvement. C’est être en phase avec ses envies, occuper sa place avec confiance, savoir s’adapter.  Quelqu’un qui se sent mal dans sa peau, dans sa vie peut ressentir une anxiété qui peut s’exprimer par des maux de ventre, de tête, une oppression thoracique, une irritabilité… En psychothérapie, en travaillant du côté émotionnel on pourra bien sûr peu à peu avancer et travailler sur ces inconforts physiques. Mais l’idée est aussi de pouvoir partir du corps pour redonner un peu d’air, permettre de soulager quelque chose du corps pour rendre à l’esprit ses ressources et sa capacité à transformer les choses pour avancer plus sereinement.

On peut aussi avoir par exemple pour des raisons innées et/ou acquises une faiblesse de l’énergie de la rate qui aura pour conséquence une tendance à la cogitation et une difficulté à passer à l’action. L’origine c’est le corps, l’émotion devient la conséquence… qui renforce à son tour la problématique corporelle.

Parler de soi  est difficile quand on est peu à l’aise avec ses émotions, quand on est  « pas élevé comme ça » et prendre soin de son corps peut être un premier pas pour pouvoir s’écouter et se raconter. Il y a aussi de plus en plus de gens qui ont fait un travail sur eux-mêmes et avec ce paradoxe de se connaître par cœur, de se voir fonctionner, sans que quelque chose ne se décale réellement pour eux. Là encore, cette approche par l’énergie du corps peut laisser place à un chemin et des pistes différentes.

Accompagner les gens à parvenir à davantage de conscience de leurs ressources, de leurs vulnérabilités, c'est leur permettre de reprendre le fil de leur vie en toute autonomie.

Charlotte Védeilhé

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jeudi 2 juin 2022

Se préparer à des temps difficiles

 


Je crois que nous avons tous plus ou moins l’impression que nous allons vers des temps difficiles et que nous allons devoir vivre désormais dans un monde troublé, que nous serons menacés dans notre confort, notre mode de vie, notre sécurité, notre liberté, notre environnement, sans trop savoir – puisque l’avenir est par définition inconnu – ce qui nous attend vraiment.

Ecouter le podcast audio d'Emmanuel Desjardins


source : Site prendre soin du monde

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mercredi 1 juin 2022

Interview de Gilles Farcet (3)

 Frédéric Blanc : Dans ton livre, tu t’attaques à une conception finalement assez matérialiste et bourgeoise de la réalisation spirituelle. L’éveil y est envisagé comme une sorte de droit à la retraite. Après avoir accumulé le nombre de points requis, nous accédons enfin à la béatitude et pouvons nous la couler douce pour l’éternité… De ton côté, tu insistes sur le côté éphémère de toute expérience, y compris celle de « l’Eveil ». La notion hindoue de « jivan mukta » (libéré vivant) était pourtant particulièrement chère à Arnaud Desjardins. Abordée de manière superficielle, cette idée de libération radicale paraît avoir, elle aussi, quelque chose de définitif… N’y a-t-il pas là quelque chose qui peut porter à confusion ?


Gilles Farcet : Mais oui ! La notion si précieuse de « jivan mukta » est délicate et peut facilement prêter à confusion… Surtout en dehors du contexte hindou. Dès qu’on l'aborde, il convient de redoubler de prudence… Je pourrais d’ailleurs tout à fait botter en touche et dire que je n’en sais absolument rien. Mais bon, je vais jouer le jeu… [Silence]… J’aimerais commencer par préciser que je ne remets pas du tout cette perspective en cause. J’y attache même un grand prix ! En dépit de toutes mes réserves, je ne récuse pas la possibilité pour un être humain de s’ouvrir, d’être transpercé, transfiguré et, jusqu’à un certain point, durablement transformé par une dimension d’un autre ordre… Ce que je récuse, en revanche, ce sont les interprétations simplistes d’une réalité qui dépasse très largement notre entendement. Ce dont nous parlons se situe hors du temps et de la forme... Prétendre par exemple que l’Eveil est définitif est aussi absurde que d’affirmer que l’éternité dure longtemps… On confond les niveaux… Je me souviens des cours de catéchisme de mon enfance. Il y était évidemment question de la « vie éternelle ». Cela m’intriguait beaucoup. Je me rappelle avoir fait d’énormes efforts pour comprendre vraiment de quoi il s’agissait. Mais en dépit de toute ma bonne volonté, je finissais toujours par aboutir à une impasse… Plus tard, j’apprendrai le mot « aporie » … En tant que forme humaine, je suis conditionné à me situer dans le temps et l’espace. Par conséquent, tout ce que j’appréhende est limité. Il n’y a donc rien étonnant qu’une réalité dépourvue de début et de fin me soit demeurée inintelligible... [Silence] Je m’élève particulièrement contre l’idée que l’on puisse s’attribuer la réalisation spirituelle. « Je » n’est pas éveillé et ne le sera jamais. L’idée même d’un Eveil personnel est absurde. Cela ne concerne en rien notre pauvre forme relative. Tu parlais d’Arnaud Desjardins… Lorsque Lee Lozowick intervenait à Hauteville, il m’est souvent arrivé de l’entendre prononcer l’une de ses phrases fétiches : « Anyone can fall. » (N’importe qui peut chuter). Arnaud ne s’est jamais précipité sur le micro pour le démentir. Il ne s’est pas écrié : « Non, je ne peux pas te laisser dire ça ! C’est contraire à toute la tradition hindoue etc. ». Si une forme relative peut être plus ou moins transparente à l’absolu, elle ne peut jamais totalement coïncider avec lui. Sinon il n’y aurait plus de forme… Et pour parler plus concrètement, il me paraît très présomptueux de décréter qu’on a atteint ceci ou cela et qu’aucun retour en arrière n'est possible. Comme aurait dit Gainsbourg , « faut voir ! »


Frédéric Blanc : Le dernier chapitre de ta biographie d’Arnaud Desjardins est consacré à la transformation radicale qu’il a subi lors d’un entretien avec son maître. En le relisant, je suis tombé sur la petite phrase suivante : « La peur l’a à jamais quitté. » Tel que tu formules les choses, il semble que cette promesse sidérante concerne directement notre pauvre forme éphémère et qu’elle ait un caractère définitif…

Gilles Farcet : C’est sûr… Oui, cela semble contradictoire… Ne perds pas de vue que ce dont il est question ici dépasse souvent nos capacités de compréhension. En essayant d’en rendre compte, nous n’échapperons ni aux contradictions ni aux paradoxes… Ce n’est d’ailleurs pas une raison pour abandonner tout sens critique… J’invite les lecteurs de cette biographie à réfléchir sérieusement au sens d’une affirmation dont tu fais bien de souligner le caractère étonnant. « La peur l’a à jamais quitté » : qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Est-ce que le corps humain, par exemple, peut vraiment cesser d’avoir peur ? Au moment de son arrestation et de sa mise à mort, le Christ n’en mène pas large. Les Évangiles nous disent qu’il est tellement terrifié qu’il se met à transpirer du sang. Il s’agit apparemment d’un phénomène biologique bien réel. Tout en étant terrorisé, le Christ garde toute sa dignité. A aucun moment, il ne donne l'image d’un homme défait prêt à se renier et abdiquant toute dignité pour sauver sa peau. En soi, c’est déjà un miracle… [Silence]… Je m’intéresse depuis longtemps à la manière dont meurent les hommes. Cette curiosité n’a rien de morbide. Si le sujet retient mon attention c’est que le récit des derniers instants d’un être humain est toujours très significatif. La manière dont se déroulent les choses est bien souvent inattendue et mystérieuse… Le médecin qui a assisté au trépas de M. Gurdjieff rapporte qu’il est mort « comme un roi. » Certaines personnes dépourvues de toute dimension spirituelle consciente partent elles aussi de manière digne et paisible. En revanche on sait que certains grands disciples, voire des instructeurs spirituels reconnus, ont connu une fin plus difficile. Cela ne veut pas dire qu’ils soient morts dans l’indignité et l’abjection. Mais le passage n’a pas été une simple formalité… Je comprends que cette vérité puisse être perturbante. Beaucoup voudraient l’oublier. Pour ma part, je préfère regarder les choses en face. Au stade où j’en suis, je trouve la vérité infiniment plus confortable que le mensonge… [Silence] La pratique spirituelle est précieuse et opérante. Elle peut métamorphoser un destin. Pour autant, elle ne met à l’abri de rien et ne nous garantit certainement pas « la bonne mort » pour reprendre les mots de la tradition chrétienne… J’ai conscience de jouer les équilibristes mais ma prudence et ma propension au paradoxe me semblent plus proches de la vérité que toutes les opinions bien tranchées. La vie est complexe, énigmatique. Le sol s’y dérobe souvent sous nos pieds.

Frédéric Blanc : Il t’arrive d’avoir quelques mots « cruels » envers tous ceux qui s'imaginent trouver ce sol ferme dans la spiritualité. Tu montres combien il est facile de transformer une idéologie spirituelle en une sorte de doudou afin de mettre à distance l’horreur et l’absurdité de la vie. Même l’expérience la plus authentique peut être recyclée par l’ego.

Gilles Farcet : C’est une chose qu’il m’est effectivement arrivé d’observer… Certaines personnes que j’avais rencontrées dans ma jeunesse, et auxquelles j’avais pu attribuer un certain degré de réalisation, m’ont, par la suite, donné l’impression de chuter ou en tout cas de s’empêtrer dans des émotions dont elles paraissaient libres. Je dis cela sans aucun jugement… C’est un simple constat ; un sujet d’étonnement et de réflexion… La vie est un processus de changement permanent. Quels que soient nos « progrès » sur le chemin, nous ne sommes jamais assurés de l’avenir. Peut-être serons-nous ébranlés par un drame qui mettra en lumière des failles dont nous ignorions jusqu’à l’existence. Encore une fois, j’incite à la prudence… En l’absence de cette prudence et de cette humilité élémentaire, il est très facile de nous égarer. Je fais allusion dans le livre à un certain Jeff Foster, un « éveillé » britannique que je n’ai pas rencontré et dont je n’ai jamais lu les livres… Je ne connais de lui qu’une poignée de textes que j’ai trouvé sensibles et assez beaux. Même ceux qui expriment une certaine orthodoxie de l’Eveil m’ont paru être plus profonds que la plupart consacrés au même sujet… Il se trouve que cet encore jeune homme est tombé gravement malade. Suite à cette pathologie il a connu une période de désespoir. Ce que la tradition mystique chrétienne appelle une nuit obscure. Au passage, beaucoup de saints chrétiens font état de moments d’accablement, d’angoisse et de solitude. Après avoir connu les cimes de l’extase, ils se trouvent précipités dans les ténèbres… Bref, Jeff Foster est passé à son tour par cette expérience millénaire et la décrit dans un livre. Sur ces entrefaites, je tombe sur un texte posté sur Facebook. Son auteur, un « éveillé » quelconque, fait la leçon à Jeff Foster en lui disant, qu’à sa place, il ne serait pas passé par les mêmes souffrances. Le tout au nom de l’amour et de la compassion… Cette lecture m’a glacé le sang.

Frédéric Blanc : Passons à un autre de tes textes. Prenons celui que tu as intitulé : Savourer la violence intrinsèque du monde comme un alcool fort… C’est osé comme formule. Pour la majorité des êtres humains, c’est même totalement incompréhensible…

Gilles Farcet : Swami Prajnanpad aimait répéter que l’expérience humaine inclut le meilleur comme le pire. Ce que nous sommes en train de vivre en ce moment entre incontestablement dans la catégorie du meilleur. Nous nous rencontrons dans une maison belle et agréable. Il fait un temps radieux et nous sommes à priori en bonne santé… Il nous est donné de partager des choses simples mais ô combien précieuses : l’amitié, l’art, la musique, la gastronomie. Que de bénédictions ! Que de privilèges ! Et pourtant, alors même que nous parlons, le monde est saturé de tragédies. Il y a l’Ukraine, bien sûr… Mais ce n’est malheureusement pas le seul endroit où des êtres humains souffrent le martyr… Nous sommes constamment entourés de tragédies ordinaires : le viol, la maltraitance des enfants, celle des vieillards, la maladie, le chômage… La liste est interminable… L'existence humaine est une expérience intégrale, un amalgame improbable de brutalité et de douceur, d’horreur et d’émerveillement, de magie et de médiocrité… Face à des expériences aussi violentes que déstabilisantes, il s’agit de découvrir et de cultiver une certaine vulnérabilité. Il nous est demandé d’accueillir tout ce qui se présente à nous sans pour autant se laisser détruire. Voilà qui n’a rien d’évident.


Frédéric Blanc : Dans le texte intitulé Veiller et prier tu parles de ta rencontre avec Yogi Ramsuratkumar. Cela commence comme un conte de fée. Ce darshan bouleverse à jamais ton existence… La fin du récit n’a cependant rien d’idyllique : « Il avait ainsi été stabilisé en son orbite et cela lui avait coûté cher. » Tu parles ensuite d’années de « plomb ». Ce n’est pas la chute à laquelle on s’attendait.


Gilles Farcet : Il serait évidemment abusif d’établir un lien de cause à effet entre les moments difficiles et parfois déchirants que j’ai pu vivre à un moment de ma vie et ma rencontre avec Yogi Ramsuratkumar. Je veux simplement dire que cette rencontre a marqué un tournant radical dans mon existence. Mon séjour auprès du Yogi semble avoir déposé en moi quelque chose d’irréversible. Tout cela ne m’a pourtant pas empêché de me trouver ensuite confronté à l’aspect “tragique” de l’existence. De là à affirmer que ce voyage en Inde a joué un rôle de catalyseur…

Frédéric Blanc : Mais c’est toi-même qui établit ce lien de cause à effet dans ton texte.

Gilles Farcet : [Silence] Tu as raison… Je ne me l’explique pas clairement mais c’est bien ce qui s’est spontanément imposé à moi… On trouve dans beaucoup de témoignages, l’idée qu’un être humain qui touche à une réalité d’un autre ordre doive ensuite passer par un processus de purification. Cette idée peut paraître morbide ou terriblement moralisante. A mon sens, il faut l’entendre de manière objective, presque technique. Certains parleraient d’accélération du karma…

Frédéric Blanc : Et toi, tu en penses quoi ?

Gilles Farcet : Honnêtement, je n’en sais rien. On ne compte plus les personnes qui vivent des situations difficiles voire terribles. Rares sont celles qui ont l’idée de parler d’accélération du karma. Ceux qui adhèrent à une idéologie spirituelle ont parfois tendance à magnifier leur vécu. Ils parlent alors de “Karma”, de “purification”… On pourrait simplement y voir la faute à pas de chance… La réalité étant toujours complexe, il est également vrai que les événements ont la signification qu’on veut bien leur accorder. En ce qui me concerne, j’ai tenté de tirer profit des épreuves par lesquelles je suis passé. Au lieu de m’aigrir et de me fermer, j’ai essayé d’en émerger plus vulnérable, plus sensible, plus mûr. Enfin j’espère…

Frédéric Blanc : La notion de service revient avec insistance dans ton livre. Deux questions pour clore cet entretien : Qu’est-ce que servir ? Quelle forme ce service prend-t-il dans ta vie quotidienne ?

Gilles Farcet : Servir, c’est se consacrer de manière unifiée et innocente à une situation dans laquelle on se trouve impliqué. C’est jouer le rôle qui nous est imparti au moment et dans les circonstances où il nous est imparti… C’est agir de manière aussi peu égocentrique que possible. Plutôt que de me mettre exclusivement au service de mes propres intérêts, j’essaie de me mettre au service de l’ensemble de la situation. Je vais illustrer ce point par l’un de ces exemples bébêtes que j’affectionne… Un conducteur qui fait de son mieux pour respecter les règles du code de la route se met au service de la conduite. Il est conscient d’être l’un des éléments d’un ensemble qui inclut non seulement son véhicule, ses passagers éventuels mais aussi les autres conducteurs, les piétons, ainsi que les bestioles de tous poils susceptibles de faire irruption sur la route… L’ego a pour sa part un style de conduite immédiatement reconnaissable. Il est le contrôleur et le possesseur de Sa route. Il roule trop vite ou trop lentement, s’énerve, prend des risques inutiles… [Silence]... Comment est-ce que je m’efforce de traduire tout cela en actes ? Comme tout un chacun, je remplis différentes fonctions : j’essaie d’être un père, un mari, un citoyen… Le rôle auquel je consacre le plus de temps et d’énergie est celui d’instructeur, d’ami spirituel au sens large… A quoi sert un instructeur ? Le rôle d’un instructeur est d’accompagner les personnes qui le sollicitent - toutes celles qui ne lui demandent rien devant être laissées tranquilles ! En tant qu’instructeur, j’aide mes élèves à voir leurs inévitables résistances et difficultés. Je suis au service de leur mutation, de leur maturation. Je sers leur personne, non de leur ego. J’ajouterais enfin que je m’occupe d’elles de manière individuelle tout en tenant compte de la dynamique de groupe dans laquelle elles sont insérées… Voilà la manière dont j’essaie de servir… Chacun occupe une fonction. Le maire du village, l’épicier, le cantonnier, l’institutrice… Toutes ces fonctions ont leur importance. La mienne n’est pas plus illustre qu’une autre. Elle est simplement plus rare, plus inhabituelle. La valeur de notre fonction dépend moins de sa nature que de la manière dont nous essayons de l’incarner. En agissant comme nous le faisons participons-nous à la guérison ou à la maladie du monde ? De qui ou de quoi nous faisons-nous les serviteurs ?

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mardi 31 mai 2022

Interview de Gilles Farcet (2)

 Frédéric Blanc : Revenons à ton dernier livre. Dans quel genre littéraire le classerais-tu ?


Gilles Farcet : Je le classerais spontanément dans le genre de la confession. Précisons que je n’emploie pas ce mot dans son sens pénitentiel… Il ne s’agit pas d’un aveu mais d’un partage profond et intime. C’est en quelque sorte mon petit « coming-out mystique ».

Frédéric Blanc : J’aurais également parlé de poésie…

Gilles Farcet : Tout à fait. Même s’ils sont rédigés en prose, ces textes touchent à l’écriture poétique.

Frédéric Blanc : En France, les milieux littéraires et spirituels s’ignorent quand ils ne se méprisent pas. N’y a-t-il pas quelque risque à écrire un livre qui relève de ces deux genres antagonistes ?

Gilles Farcet : C’est un risque assumé mais finalement très relatif… Quelles que soient ses qualités littéraires, il est clair que ce texte s’adresse en premier lieu à des personnes sensibles à la dimension spirituelle. Je pense qu’un partage de ce genre est susceptible de nourrir leur aspiration… J’ignore sincèrement s’il pourrait intéresser un public purement littéraire… Mais comme ce n’est pas mon propos, je ne me pose pas vraiment la question. Dans la mesure où beaucoup de textes littéraires possèdent une dimension que l’on pourrait qualifier de spirituelle, on pourrait arguer que l’opposition entre ces deux univers a quelque chose de factice… Il n’en reste pas moins vrai que cet antagonisme existe et qu’il n’est pas près de disparaître… J’ai par exemple été très frappé par le fait que les éditions récentes du Mont Analogue de René Daumal, ne comportent plus la dédicace à Alexandre de Salzmann, son premier instructeur dans les groupes Gurdjieff… Puisque René Daumal est mort depuis longtemps, on se doute bien que ce n’est pas lui qui est à l’origine de cette suppression. Mais alors qui ? On pourrait certes affirmer qu’on a enlevé le nom d’Alexandre de Salzmann parce qu’il n’est pas connu du grand public. Beaucoup de livres d’écrivains célèbres sont dédiés à de parfaits inconnus ; cela n’empêche pas le nom de ces anonymes de continuer à figurer sur la page de garde. A tort ou à raison, je soupçonne que la disparition de cette dédicace est le signe d’une gêne, d’un malaise du milieu littéraire vis-à-vis d’un objet littéraire à la dimension spirituelle trop flagrante.

Frédéric Blanc : Ton livre n’est pas uniquement une création personnelle. Il comporte un grand nombre de photos de Christian Petit. La présence de ces belles images enrichit sa lecture…

Gilles Farcet : Yes ! Merci de le mentionner.

Frédéric Blanc : Pourquoi ce choix ?

Gilles Farcet : C’est une idée de l’éditeur. Lorsque je lui ai soumis le texte, il m’a proposé de le publier dans une collection illustrée. J’ai immédiatement pensé aux photos de mon ami Christian dont j’apprécie la finesse du travail. Je suis heureux qu’il ait accepté.

Frédéric Blanc : « L’être heureux est une personne » … Voilà qui sonne très chrétien…

Gilles Farcet : Absolument ! Plus j’avance en âge (et, espérons-le, en maturité), plus ma sensibilité spirituelle prend une coloration chrétienne. C’est d’autant plus paradoxal que je ne me suis jamais tellement intéressé à la religion en tant que telle… Je parle ici de toutes les religions : l’hindouisme ne captive pas plus que le christianisme, le bouddhisme ou le judaïsme. Enfant, j’étais touché par l’enseignement des Évangiles. Le quotidien d’un maître entouré de ses disciples me bouleversait… Le reste m’a très tôt paru bizarre et déroutant… Ce qui me passionne encore aujourd’hui, c’est la dimension verticale. On en trouve évidemment la trace fulgurante dans les Évangiles mais aussi dans une certaine mystique chrétienne. Je ne parle pas seulement de Maître Eckhart et autres mystiques subtils et sublimes qu’il est de bon ton de citer dans les milieux non-dualistes. Je suis tout aussi touché par des saints beaucoup moins ésotériques comme Saint Vincent de Paul ou le Curé d’Ars.


Frédéric Blanc : Qu’est-ce qui te touche dans la sensibilité chrétienne ?

Gilles Farcet : C’est peut-être l’insistance sur la notion de personne. De ce point de vue, la culture chrétienne est aux antipodes de l’hindouisme et du bouddhisme.

Frédéric Blanc : Venant de quelqu’un qui insiste sur la dimension impersonnelle de son livre, tu avoueras que c’est piquant…

Gilles Farcet : C’est sûr ! (Rires) Ce genre de paradoxe est cependant inévitable… Il est pour moi évident que même la dimension la plus impersonnelle ne peut être vécue que dans une forme c’est à dire par une personne. On se demande d’ailleurs bien comment il pourrait en être autrement… Ce vécu n’a rien à voir avec son histoire, sa psychologie, ses conditionnements divers et variés et pourtant… Et pourtant, c’est bien un être humain unique qui va vivre de manière subjective une expérience que l’on pourrait qualifier d’objective. A mon sens, on touche là au mystère de la personne. Qu’est-ce qu’une personne au sens chrétien du terme ? On dit que Dieu est une personne… Qu’est-ce que ça veut dire ? Il m’est d’autant plus impossible de répondre à cette question que je ne suis pas théologien… Ce dont je suis certain, c’est qu’il existe un mystère et une sacralité de la personne… Note que la dimension de la personne dépasse de loin notre personnalité psychologique… A quoi tient notre singularité ? Elle n’est pas seulement le fruit de notre histoire. Beaucoup d’histoires se ressemblent d’ailleurs… L’expérience d’un garçon traumatisé par la naissance d’un frère cadet s’apparente à celle de millions d’autres enfants. Et pourtant chacun de nous est radicalement unique. Cette énigme se laisse entrevoir dans les visages. Lorsque je passe par Londres, il m’arrive souvent de visiter la National Portrait Gallery. Cela me fascine. Les êtres humains sont façonnés selon un nombre limité de types physiques et psychologiques et pourtant, on ne rencontre jamais deux fois le même visage. Aucun regard ne ressemble tout à fait à un autre. Cette singularité radicale est désormais corroborée par la science. Nos empreintes digitales et notre ADN sont absolument uniques. C’est vertigineux quand on y pense ! [Silence] Autre paradoxe : même si elle insiste énormément sur la dimension de la personne, la sensibilité chrétienne ne met jamais l’individu en avant. Il serait inconcevable pour un saint chrétien de se vanter d’avoir atteint la sainteté. Le christianisme nous met inlassablement en garde contre l’orgueil spirituel. Il n’en va pas de même pour certains « éveillés » qui se réclament pourtant d’une tradition non dualiste…

Frédéric Blanc : Tu t’en prends à ce que tu appelles « leur version des faits ». Qui sont ces gens dont tu remets en cause la vision du monde ?

Gilles Farcet : C’est une bonne question… Je suis conscient qu’il y a un brin de paranoïa dans cette expression… Du coup nous abordons une thématique un peu plus personnelle… (sourire) « Leur version des faits », désigne cette conception pauvre et plate de la réalité qui de tout temps a tenu le haut du pavé... En quoi consiste-t-elle ? Cette vision des choses se caractérise par sa mesquinerie et son manque absolu de perspective : le réel est linéaire, prévisible… La vie se réduit à un morne combat qui se gagne à coup de calculs miteux… Je ne suis pas en train de nier l’évidence. Oui, il existe des lois physiques, sociales, psychologiques etc. A un certain niveau, on peut même dire qu’elles nous gouvernent de manière implacable… Si cet aspect des choses est loin d’être anecdotique, il n’en reste pas moins partiel. Quelque chose d’autre est à l’œuvre. Quelque chose d’infiniment plus mystérieux qui échappe à toute tentative de conceptualisation. Et pourtant, c’est cette dimension insaisissable qui régit et gouverne la réalité. Je ne récuse pas « Leur version de faits », j’en souligne simplement l’étroitesse.

Frédéric Blanc : A tes yeux, « leur version des faits » semble inclure des idéologies parfaitement incompatibles. Tu y inclus pêle-mêle : « Dieu, pas Dieu, le Parti, la Révolution, le Conservatisme, les Valeurs, l’Insoumission, l’Anarchisme, la Tradition etc. » J'imagine qu’un communiste orthodoxe rechignerait à admettre qu’il partage la même « version des faits » qu’un catholique intégriste ou un chantre de l’économie néo-libérale... Qu’est-ce qui les rapproche selon toi ?

Gilles Farcet : Ce qui les rapproche, c’est leur identification totale à une idéologie. Celle-ci peut être religieuse, comme le christianisme, politique et économique, comme le communisme ou le capitalisme libéral. Je ne prétends pas que ces idéologies soient entièrement néfastes ou inutiles… Si je ne suis pas marxiste, je ne considère pas non plus que le communisme se réduise à un tissu d’inepties. La lutte des classes n’est pas une invention de Marx ! De là à dire que ce soit l’unique moteur de l’histoire… Toute idéologie digne de ce nom, je ne parle ici pas des discours extrémistes dont j’ai une sainte horreur, est porteuse d’une part de vérité. Toutes entrevoient un aspect de la réalité. Les problèmes commencent à partir du moment où l’on prétend ériger une philosophie en dogme et où l’on s’imagine qu’elle est capable de rendre compte de la totalité du réel. Ce genre de réductionnisme est toujours l’expression d’une peur.

Frédéric Blanc : Est-il possible à un être humain de se libérer complètement de ses conditionnements idéologiques ? Un esprit mal tourné pourrait par exemple te faire remarquer que ton discours relève d’une idéologie spiritualiste…

Gilles Farcet : Tu as raison. J’ai un certain regard sur le monde que l’on peut qualifier de spiritualiste. Toute la question est alors de voir si mon « spiritualisme » m’empêche de comprendre, pourquoi pas d’apprécier pour leurs qualités, un matérialiste récusant toute dimension spirituelle, ou un militant qui ne voit de sens que dans l’engagement politique. En tant que forme, je ne crois pas que l’être humain puisse totalement échapper aux conditionnements. Être vivant équivaut toujours à être sous influence… Avancer qu’une forme pourrait être intégralement non conditionnée me paraît absurde. On affirme volontiers que les grands sages vivent libres de tout conditionnement. A un certain niveau, d’accord… Il n’empêche que de manière plus ordinaire, en tant que formes, c’est à dire en tant qu’êtres humains, ils demeurent dans une certaine mesure le produit de leur culture, de la société dans laquelle ils ont grandi et évoluent. Toute la différence, et elle change tout, réside dans la relation qu’ils entretiennent avec ces conditionnements relatifs. Pour le dire simplement en prenant un exemple que j’ai bien connu, Arnaud Desjardins n’était pas prisonnier d’une mentalité bourgeoise et protestante. Et cependant, il restait reconnaissable en tant qu’homme de sa génération issu d’un certain milieu.

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lundi 30 mai 2022

Interview de Gilles Farcet (1)

 La Réalité est un concept à géométrie variable… Le titre est tellement bon que j’ai d’abord hésité à ouvrir le livre de peur que le reste ne soit pas à la hauteur. Homme de peu de foi ! Les textes de ce recueil tiennent évidemment leurs promesses et au-delà… Tout comme son auteur, le livre de Gilles Farcet séduit, déroute, enthousiasme et irrite. Au moment où je pense en avoir fait le tour, je m’y replonge de plus belle sans trop savoir pourquoi… Ayant renoncé à toute prétention littéraire, le Gilles de la maturité est plus écrivain que jamais. Libérée de ses préciosités, son écriture a gagné en candeur et en intensité. Pour employer le vocabulaire de Monsieur Gurdjieff, je dirais que ses derniers livres ne sont plus l’œuvre de sa « personnalité » mais celle de son « essence ».

Photo: Christian Petit

Frédéric Blanc : Ton nouveau livre est de toute évidence une œuvre profondément intime. J’ai donc été surpris de découvrir qu’il était rédigé à la troisième personne du singulier.

Gilles Farcet : Je comprends que cela t’étonne. Je n’ai malheureusement pas beaucoup d’explications à te donner à ce sujet… Dès le départ, ce « il » s’est imposé à moi comme une évidence. Il ne s’agit donc pas d’une décision raisonnée, encore moins d’une coquetterie de style.

Frédéric Blanc : Pourquoi et comment as-tu écrit ce livre ?

Gilles Farcet : Ce livre est un peu le fruit du hasard. Il a été rédigé durant le premier confinement… Quand j’ai commencé à travailler aux textes qui le composent, je n’avais pas du tout le projet d’en faire un livre… J’avais du temps devant moi et j’ai commencé à écrire au fil de la plume. Je n’avais aucun sujet particulier en tête et aucune idée de la manière dont je finirai ou non par valoriser ces textes. Comme je te le disais, le « il » s’est imposé dès le début… Au final, ce choix est moins paradoxal qu’il n’y paraît… Je cherche à évoquer ici des sentiments (j’emploie ici ce mot au sens que lui donne Swami Prajnanpad) d’une certaine qualité objective. Pour intimes qu’ils soient, ils n’ont pas grand-chose de personnel. Ce n’est pas parce qu’ils sont ressentis par moi, qu’ils m’appartiennent. J’aurais été très embarrassé d’employer la première personne du singulier… Un peu comme si je cherchais à m’approprier quelque chose qui me dépasse.

Frédéric Blanc : C’est pourtant ton nom qui figure sur la couverture du livre…

Gilles Farcet : C’est vrai. On touche ici à l’ambiguïté de l’écriture… et de la publication. Si encore j’avais enterré ces textes au fond d’un tiroir ! Mais à partir du moment où je fais la démarche de les rassembler et de les soumettre à un éditeur, on a beau jeu de m’objecter que je m’approprie quelque chose. Oui, c’est bien un livre de Gilles Farcet et non un livre anonyme comme il a en existé autrefois dans une certaine tradition mystique. Un moine écrivait un ouvrage de théologie et le signait « Un chartreux ». C’est le cas de certains grands textes médiévaux. Je ne compare évidemment pas mon texte à un chef d’œuvre mystique du moyen-âge. Je ne le compare à rien d’ailleurs… Tout ce que je dis, c’est que ces textes auraient pu être publiés de manière anonyme même si ce genre de démarche n’est plus vraiment concevable dans le contexte actuel. Je ne suis pas certain que mon éditeur se serait montré très compréhensif…

Frédéric Blanc : Tu affirmes avoir commencé à écrire sans avoir de projet éditorial. Quand et pourquoi as-tu changé d’avis ?

Gilles Farcet : Ces textes se sont donc écrits au fil de la plume… J’ai travaillé très rapidement. Leur rédaction s’étale sur quelques semaines… Je les ai ensuite mis de côté. Lorsque je les ai repris, je me suis contenté d’effectuer quelques légères corrections... Le premier jet était satisfaisant… J’avais dit ce que j’avais à dire… Selon mon habitude, j’ai alors posté un ou deux textes sur ma page Facebook dont je me sers comme d’une sorte de laboratoire… [Silence]... Moi qui suis souvent très critique à l’égard des réseaux sociaux, je dois avouer que le fait d’avoir une page d’auteur est assez génial. On peut y présenter un texte et en mesurer immédiatement l’impact. C’est exactement ce qui s’est passé pour ce livre. Les extraits que j’ai partagés sur Facebook ont reçu des retours si positifs que je me suis dit que cela valait la peine de le faire publier. C’est une question de tempérament aussi… L’écriture est à mes yeux une démarche de partage. Elle relève du dialogue, de la transmission. Je conçois mal d’écrire un texte dont je serais le seul lecteur… Il me serait par exemple impossible de tenir un journal intime. De ce point de vue, les réseaux sociaux m’ont été immensément utiles. Je me demande si mes derniers recueils de poèmes auraient vu le jour sans cette possibilité de partage immédiat… Je n’y avais jamais réfléchi mais sans Facebook, l’idée d’écrire de nouveaux poèmes ne me serait peut-être même pas venue à l’esprit… Tout cela est donc très circonstanciel. Parmi les autres événements déclencheurs, il faut évidemment citer ma rencontre avec Jonas Enders, le directeur des Éditions L’Originel Antoni. J’apprécie beaucoup son travail.

Frédéric Blanc : Ton texte, si précis dans la description de certains sentiments, reste flou sur certains autres aspects. Tu y évoques par exemple un certain nombre de figures qui ont marqué ta vie et ton parcours : Yvan Amar, Arnaud Desjardins, Lee Lozowick, Yogi Ramsuratkumar… Tu te gardes cependant bien de mentionner leurs noms.


Gilles Farcet : Effectivement… Là encore, c’est moins un parti pris qu’une évidence. Ça s’est tout simplement imposé comme ça… En y réfléchissant, je me dis que c’est cohérent par rapport à la démarche de l’écriture. Ces textes expriment des sentiments intimes mais impersonnels. Quand j’évoque par exemple mon ami spirituel, je n’évoque pas tant la personne, Arnaud Desjardins, que la fonction. A tort ou à raison, je me dis que ce texte aurait pu être écrit par un autre. Quelqu’un qui aurait suivi une voie analogue mais dans un autre contexte, sous la supervision d’un autre ami spirituel, aurait pu écrire quelque chose d’assez semblable. Peut-être pas dans la forme, mais certainement dans l’esprit…

Frédéric Blanc : Considères-tu que ton texte relève de la littérature ?

Gilles Farcet : Un texte relève de la littérature à partir du moment où il est l’œuvre d’un écrivain… Il est toujours délicat de s’attribuer à soi-même un tel titre. Cependant, comme il m’a été accordé par d’autres, j’assume. L’humilité est une belle valeur mais j’ai horreur de la fausse modestie. Accordons-nous donc sur le fait que ce texte n’a pas été écrit par un amateur qui partagerait son expérience de manière factuelle et descriptive mais est bien l’œuvre du professionnel de l’écriture que j’ai été et reste. Cela dit, mon but n’était pas de produire un chef d'œuvre littéraire. Il y a bien longtemps que j’ai cessé de nourrir ce genre d’ambitions. En serais-je d’ailleurs capable ? Ainsi que je te l’ai dit, je n’ai pas senti la nécessité de retravailler mon texte en profondeur.

Frédéric Blanc : J’ai bien compris que les coquetteries de style t’étaient à présent indifférentes… Il n’en reste pas moins que toute activité littéraire implique une préoccupation esthétique. Quels sont très critères en la matière ? Comment essaies-tu de travailler cet aspect-là de ton écriture ?

Gilles Farcet : Je ne le travaille plus. Le style a cessé d’être une préoccupation consciente. Je me contente désormais de mettre ma technique au service de ce qui me tient profondément à cœur. J’écris de manière très libre, très instinctive. Ça coule tout seul. C’est un jaillissement assez spontané, parfois mêlé d’images.

Frédéric Blanc : J’imagine que ce n’est pas ainsi que tu écris tes essais…

Gilles Farcet : Absolument pas.

Frédéric Blanc : Qu’est-ce qui change ?

Gilles Farcet : L’écriture d’un essai comme Une boussole dans le brouillard représente un travail totalement différent. C’est un manuel de pédagogie spirituelle dont le but est de clarifier les notions essentielles de la voie. Même s’il ne s’agit pas d’un ouvrage purement théorique, sa rédaction est tout de même un processus très cérébral. Il me serait impossible d’en improviser la rédaction. Chacun de ses chapitres est le fruit de jours, voire de semaines de réflexion. Pour le coup, je retravaille énormément. Pour être aussi clair et utile que possible, je passe des heures à structurer et condenser mon propos. Je dois dire que c’est un travail assez laborieux.

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