dimanche 31 juillet 2011

La vie infinie par Joshin Luce Bachoux


 Cet homme est assis devant moi ; nous prenons le thé et il me parle depuis près d’une demi-heure maintenant mais il ne me regarde pas, il ne voit rien de ce qui l’entoure, ni cette belle journée d’été, vibrante de lumière, ni le bois poli de la table, ni les grands iris bleus qui emplissent la pièce de leur parfum. Il ne voit que lui-même, enfermé en lui-même par l’étiquette – qu’il a reçue ? Qu’il a saisie ? – et qui a été son premier mot : « Depuis toujours, je suis une victime. » Peut-être que ce mot l’a aidé un jour à surmonter une situation trop difficile, à passer un cap vers une autre histoire ; mais il semble aujourd’hui enfermé dans ce rôle, coupé de toute autre part de lui-même.
Il est difficile de se débarrasser d’une définition, qui nous soutient, sans doute, mais aussi nous clôture. Ce qui a été un jour un abri nécessaire devient imperceptiblement une souffrance. C’est alors comme une écharde dans notre chair, enfoncée si profondément en nous qu’elle en est impossible à atteindre, mais dont chaque mouvement ravive la douleur. Alors, on bouge de moins en moins. La vie se réduit et, petit à petit, il nous semble qu’il ne reste plus de nous que cette étiquette, et nous nous enfermons : « Je suis ceci. »


Nous ne sommes pas, il me semble, si faciles à définir, et heureusement ! Je suis, certes, composée de tous les instants que j’ai vécus, des joies ­immenses et des grands chagrins, des jours de solitude et des jours de soleil, de chaque trace sur mon corps et de chaque souvenir dans mon cœur. Tous ceux qui m’ont entourée, les personnes que j’ai rencontrées font partie de moi. Les situations dans lesquelles je me suis trouvée, plaisantes ou déplaisantes, m’ont appris la confiance ou le retrait, l’audace ou la tranquillité.

Je suis – nous sommes – l’enfant, attendu ou pas ; aimé ou tout juste accepté ; celui qui a grandi sans heurts, ou celui qui a appris trop tôt le chagrin. Ombre et lumière, nos origines et notre histoire nous marquent et nous modèlent : je suis cette femme née dans un certain lieu, à un certain moment, dans une relation qui s’est déroulée avant ma naissance, sur laquelle je n’ai pas de prise.


Mais je ne suis pas seulement la somme de ce que je suis. Je suis – nous sommes – bien plus que tout cela : nous sommes insaisissables, sans limite. Je suis la vie sous toutes ses formes, de la nuit la plus noire au ciel étoilé, de la pâleur de l’aube aux grondements de l’orage. Je suis cet oiseau qui s’élance, et la source qui chante au creux de la prairie ; je suis l’arbre éclatant, et le sombre sapin. Je suis l’autre, et tous les autres : mon voisin, l’inconnue qui me croise, l’étranger en détresse ; cet homme affairé qui passe, ce nouveau-né qui hurle et soudain sourit, cette femme joyeuse portant son enfant dans ses bras et tous ceux que je ne rencontrerai jamais. Je suis aussi la guerre, et le bourreau, et la victime, et la terreur. Je suis le regard clair qui se pose sur le jour nouveau, et je suis le pas qui pose la fatigue dans la brume du soir. Comme chacun d’entre nous. Transformée par chaque respiration, par chaque moment, par chaque infime changement dans une de mes cellules.

Je suis – nous sommes – l’espoir, et la peur, et la joie. Et l’amour, plus grand que chacun de nous.




Joshin Luce Bachoux, nonne bouddhiste, anime la Demeure sans limites, temple zen et lieu de retraite à Saint-Agrève, en Ardèche.

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