jeudi 13 avril 2023

Le corps et son langage

 

Réconcilier la partie consciente et inconsciente du conditionnement émotionnel

« La constante du milieu intérieur est la condition d’une vie libre. » Claude Bernard



L’équilibre de notre milieu intérieur (glycémie, température, taux de sel dans le sang, etc.) en dépit des conditions de vie extérieures (chaleur, froid, etc.) est une condition essentielle à la survie de l’individu. On appelle cet équilibre dynamique l’homéostasie.

Ce sont les réflexes de survie commandés par le système nerveux sympathique qui permettent de maintenir cet équilibre. Dans cet équilibre dynamique, il va y avoir compétition entre deux actions opposées, par exemple celle de manger beaucoup ou de manger peu. Un des pôles d’action est sélectionné s’il représente un avantage pour la survie de l’individu.

Marie et Lisa

Lisa est en couple depuis un an. Elle a 33 ans. Elle veut perdre du poids mais n’y arrive pas. Dès qu’elle perd un kilo, elle en reprend davantage. Au cours de la consultation, elle dit avoir encore pris du poids. En disant cela, elle affiche un large sourire sans s’en rendre compte. Le langage de son corps et l’émotion qu’elle exprime sont en contradiction avec son souhait de maigrir. Le fait de prendre du poids soulage manifestement un stress chez elle.

On se souvient qu’elle est née prématurément et a été placée en couveuse. Le fait d’être arraché à sa mère est dramatique pour un nouveau-né car il est privé des besoins primordiaux de nourriture et de protection. Un faible poids peut devenir un inconvénient majeur. Il semble logique de penser qu’en réaction à un faible poids, on aura une prise de poids. Plus Lisa prend du poids, plus elle s’éloigne du stress de sa naissance et donc plus elle est récompensée. Elle a toutes les difficultés du monde à perdre du poids car cela la replonge dans le stress initial.

Chez Lisa, le conditionnement émotionnel pourrait s’énoncer : « manger c’est bon pour ma survie ». Si le conditionnement émotionnel est maintenu, le comportement se maintient aussi. La récompense qu’elle recherche en permanence est de manger à sa faim. Elle est bloquée tant qu’elle ne reconnaît pas que le surpoids vient solutionner quelque chose. C’est seulement si elle reconnaît cela qu’elle pourra changer, en remplaçant l’excès de nourriture par autre chose qui lui procurera un plaisir plus grand comme la pratique d’un sport par exemple.

La compréhension du sens du conditionnement permet de pouvoir agir dessus. On peut alors choisir la modalité de la réponse et la mettre en action.

Guérir, c’est sortir du rail de la réponse automatique du conditionnement et choisir en toute liberté une nouvelle réponse.

Si on est en surpoids, le premier pas vers la guérison est de rechercher pourquoi l’organisme a mis en place cette adaptation-là et pas une autre.

C’est en acceptant le surpoids et en comprenant son sens qu’il est possible d’adopter un nouveau comportement qui présente des bénéfices encore plus grands que celui procuré par la nourriture.



Pourquoi éprouve-t-on des difficultés à changer ?

Changer signifie modifier l’équilibre de notre milieu interne. C’est le plus difficile, du point de vue biologique, car cet équilibre est contrôlé de manière involontaire et inconsciente par le système nerveux sympathique.

Changer, c’est donc se mettre en danger, dans l'inconnu d'un nouveau fonctionnement qui n’a pas encore fait ses preuves.

Si on reprend l’exemple du chien de Pavlov, comment pourrait-on le reconditionner ? Déprogrammer n’aurait aucun sens. On ne peut pas désapprendre quelque chose qui a eu un sens à un moment donné. Cependant, on peut apprendre quelque chose de nouveau. On pourrait, par exemple, reconditionner le chien a un stimulus plus agréable que le fait de lui présenter de la nourriture. Par exemple, chaque fois que la cloche sonne, aller le promener. Après reconditionnement, au lieu de saliver, il ira chercher sa laisse ou remuera la queue par exemple…

Source : L'impact des émotions sur l'ADN (2014) de Nathalie Zammatteo 


mercredi 12 avril 2023

Effacement et affirmation de soi



Le Chemin comprend deux aspects, un aspect d’effacement de soi et un autre aspect d’affirmation de soi. Tant que vous n’aurez pas tiré cette apparente contradiction au clair, vous serez mené par le mental et vous ne pourrez pas vraiment progresser.
Le Chemin demande une affirmation de soi que vous ne pouvez même pas imaginer, même pas soupçonner. Et, en même temps, le Chemin demande un effacement de tout ce qui rapetisse, corrompt, dégrade, amenuise le Soi.
Swamiji s’adressait à un homme dont l’ego était plus ou moins mal en point et qui n’avait pas pu grandir et s’affirmer parfaitement. Une affirmation de soi est nécessaire, juste et normale et il ne faut pas la considérer comme un péché, un vice ou une marque d’égoïsme.
Si un enfant n’a pas été assez aimé, reconnu, aidé, apprécié, s’il a été critiqué, blessé par des paroles désobligeantes, des comparaisons, s’il s’est senti seul, incompris, il doute de lui. Il vit sans avoir vraiment confiance en sa vie et je dirais même sans oser vivre vraiment, comme s’il n’était pas convaincu qu’il a le droit d’exister, que son existence est très importante et qu’il a sa place au soleil.
Se nier soi-même, douter de soi, c’est nier le Soi, c’est douter du Soi, c’est donc une attitude blasphématoire et sacrilège.
Arnaud Desjardins
Un grain de sagesse, chapitre "Je suis"
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mardi 11 avril 2023

Les six étapes du travail sur soi, selon Denise Desjardins


1e étape

Trouvez la cause de notre difficulté majeure [grâce à un travail sur l’inconscient].

2e étape

Acceptez ce qu'il en est, même si la situation intérieure se révèle cruelle. C'est ce que nous sommes en grande partie : une mécanique soumise à certains conditionnements dont l'origine se situe pour la plupart dans l'enfance (quelquefois plus avant). En exprimer la souffrance ou la révolte sans se juger ni se sentir coupable.

3e étape

Se désidentifier des traumatismes de l'enfance. Lesquels laissent des marques d'autant plus tenaces qu’ils se sont profondément gravés sur la cire encore neuve du psychisme d’un petit enfant, d’un bébé, parfois même du fœtus.

4e étape

Faire une sorte de bilan en établissant un tableau où sont mis en regard les causes et les résultats c'est-à-dire le passé et le présent.  Un tableau qui ne prend pas plus d’une demi page, à la rigueur une page, afin de pouvoir s'y reporter dans la vie quotidienne au cas où l'on ait oublié d'où viennent nos réactions émotionnelles les plus fortes : il est indéniable que les habitudes mentales reprennent vite le dessus.

5e étape

Aussi importante que longue : faire, chaque fois que les vieux automatismes reviennent avec leur cortège d'émotions, un travail de connexion, de remémoration de l'origine de ces comportements que l'on a retrouvés, vus, compris, mais que l'on a tendance à laisser de côté. Du coup, on se laisse reprendre par ses anciennes habitudes de penser, de réagir, de se comporter, vieilles de nombreuses années où l'on a cru naturel d'être ainsi, de vivre ainsi. 

6e étape

Elle s’insère au jour le jour dans la banalité des habitudes, à chaque conflit d’ego à ego au cours de sa vie professionnelle ou relationnelle. Plutôt que de se perdre dans ces conflits, il s'agira de les transformer en une multitude d'occasions de s'exercer : chaque fois une provocation ou un piège qui peut nous faire tomber - ou bien que l'on peut déjouer. Voyons-les comme un jeu avec la vie en guise de partenaire, qui nous envoie ces coups bas, ces piques et ses possibilités de s’en sortir.  On rate une balle, l’autre va se présenter rapidement, peut-être dans l’instant qui suit. Il est permis de trébucher, et… de se relever aussi sec. 

Cette vaste zone de chocs inattendus qu’est notre journée va provoquer à son gré ce que Swâmi Prajnânpad nommait "exciting causes" : les déclencheurs, les faits journaliers qui excitent nos points faibles, et nous font réagir à grande vitesse. 

S’en servir deviendra le but de cette étape : s’en servir comme d'une occasion d'entrer en relation avec nos émotions, donc d'en prendre une connaissance plus intime, plus directe.  Allez d'un mécanisme compulsif à la lucidité de l'acte, ou comment transformer la réaction en action. 

Denis Desjardins - Le Lying, 2001 (extraits)

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lundi 10 avril 2023

L'anecdote et le principe

« Swamiji a eu un passé ; Swamiji n’a plus de passé »  Swami Prajnanpad

(Extrait du carnet)


Une élève parle de sa « projection » de longue date sur Y, témoigne de manière convaincante des progrès accomplis par rapport à la dite projection. 

Cependant, elle explique ne pas encore bien discerner le refus  à la source de l’émotion. Du coup, elle le cherche du côté des méandres de sa psychologie, en se demandant : « au fond qu’est ce que je refuse ? » 

Bien sûr, cette projection sur Y procède de son histoire, de sa relation à ta mère, etc . X veut  que Y , figure maternelle, l’apprécie, l’aime. Si Y ne lui sourit pas, X lui en veut de ne pas  lui manifester de l’attention et de la reconnaissance, se sent à la fois déçue dans son attente, en colère contre Y, en colère contre elle même d’attendre … Et au final ce que X refuse,  c'est tout simplement ce qui est : ici et maintenant Y ne parait pas me prêter une attention particulière, elle ne me sourit pas, ne me regarde pas. 

X demande alors si elle doit "transformer ce refus en acceptation ? "

Cela peut être dit comme ça, et c’est un peu un non sens. 

On ne transforme pas le bruit en silence. On arrête de faire du bruit et le silence se révèle. Il ne s’agit pas de « transformer le refus en acceptation » mais plutôt de cesser d’entretenir et de justifier le refus, de revenir à ce qui est, sans interprétation ni élaboration. 

Allons un peu plus loin : 

Pendant longtemps, des années, nous sommes fascinés par l’anecdote (ma mère, Y sur laquelle je projette ma mère, mes attentes déçues, mes demandes, ma colère etc..) donc par notre histoire. Et nous tentons de « résoudre » la souffrance, autrement dit l’émotion, par la connaissance et la compréhension de cette histoire, voire par une expression émotionnelle (je suis très en colère contre ma mère, etc..). 

Il n’est pas faux de considérer cet aspect du travail que l’on peut qualifier de « thérapeutique » comme utile. Cela fait partie d’une certaine connaissance de la machine que nous sommes à un certain niveau, de savoir et sentir que nous en voulons à notre mère du fait d’attentes déçues, etc… et projetons cette figure sur X, Y … Ce n’est pas en soi vain et peut même participer d’un certain « progrès ». Prenant conscience de cela, je vais veiller à moins « projeter » sur X, Y … D’accord. 

La limite - considérable- de cette approche si à un moment donné on ne va pas plus loin c’est que nous ne nous intéressons qu’à l’anecdote et pas au principe. 

Or, la clé de la liberté se trouve dans l’action intérieure sur le principe - à savoir le refus de ce qui est - et pas sur l’anecdote, étant entendu que la « projection » risque fort de se déplacer ailleurs, sur un autre objet, une autre forme… 

 Ou est le refus ? Mais voyons bon sang mais c’est bien sûr, le refus est toujours le refus de ce qui est, donc de ce qui est sous notre nez, évident ! Ou est donc ce qui est, ou vais je trouver ce qui est ? Absurde ! Ce qui est est et donc est là, comme les lunettes que Nasrudin cherche partout alors qu’elles sont sur son nez. 

Il me vient une image que je trouve parlante ; comme beaucoup de guitaristes de rock-blues, pendant des années, je me suis exercé à jouer par « reproduction » : j’apprenais des morceaux et les jouais, sans en comprendre les principes, ou juste le minimum (quels accords, par exemple, mais sans même savoir comment un accord est construit harmoniquement). Je procédais donc par anecdotes successives - chaque morceau étant une anecdote. Cela m’a bien fait progresser, notamment au début, le début pouvant durer des années, mais jusqu’à un certain point. Le moment est venu où je me suis dit : « comment puis je progresser encore ? », sentant que ce n’était pas en apprenant un nouveau morceau, puis un autre, que j’allais  réellement avancer . 

C’est là que j’ai commencé à entrevoir l’intérêt de la théorie musicale appliquée : commencer à m’intéresser non plus à l’anecdote (tel morceau, tel riff, tel « plan »,  ou même telle gamme que j’utilise sans en capter la construction) mais aux principes : oui, je peux jouer une gamme apprise par cœur mais qu’est ce qu’une gamme ?

 C’est à partir de cette étude de la théorie appliquée que je commence à pouvoir non plus seulement jouer par reproduction, mais à improviser dans toutes les tonalités et sur tout le manche. Parce que je comprends les principes et les applique pour faire de la musique. 

Il me semble que vient un moment dans la pratique de la voie, où on ne va plus avancer l’œil rivé sur notre histoire mais en nous axant sur le principe : le refus crée la souffrance et le refus ne peut pas être le refus d’ autre chose que de ce qui est ici et maintenant. 


Si j’ai l’impression qu’il y a refus du passé, il s’agit en vérité non pas « du passé » qui n’a de fait aucune existence puisqu’il est mort, fini, passé comme son nom l’indique,  mais d’une pensée présente au sujet d’un « passé » -  un passé dont je peux bien sûr encore éprouver les conséquences dans le présent qui en est en partie le résultat - en partie seulement parce que le présent est ouvert, d’une certaine manière toujours vierge, neuf. 

Le présent seul est réel et il prépare l’avenir qui n’est pas encore mais sera aussi pour une part la conséquence de ce que je vais poser dans le présent. 

A ce sujet la formule de Swamiji (Swami Prajnanpad)  est lumineuse : « Swamiji a eu un passé, Swamiji n’a plus de passé ».

 Swamiji n’est pas amnésique : son histoire « personnelle » est à sa disposition et de fait il cite souvent des anecdotes de son enfance, de sa jeunesse pour illustrer un point. 

Donc, comme toute forme, Swamiji  a bien une histoire, laquelle se poursuit jusqu’à sa mort. 

Mais il n’a plus de « passé »  « passé » au sens de dynamique émotionnelle interférant avec le présent.

 Pourquoi ? Parce chez lui il n’y a plus de refus de ce qui est . 

Or, et c’est là la révélation à un million de dollars, c’est le refus du présent qui "crée" le passé en tant qu’interférence émotionnelle.  Et non l’inverse comme on le croit souvent, même si c’est en pratique complexe : oui, les blessures ressenties le long de mon histoire et qui ont cristallisé interfèrent , émettent des « signaux » dans le présent, oui. 

Et la clef ultime pour désamorcer ces signaux n’est pas de « retourner dans le passé » pour les désamorcer un à un, auquel cas si on y réfléchit un instant, aucune liberté n’est possible (peut on vider la mer à la petite cuillère ? ) mais de cesser de refuser ce qui est, ici maintenant. Le présent est d’une certaine façon comme un tout étanche. Mais le refus vient y introduire une brèche par laquelle s’engouffre en rafale « le passé ». Plus de refus maintenant, plus de passé, juste une histoire. 

Mais diront les malins, et le refus d’où vient il ? Pourquoi refuse-t-on, sinon du fait du « passé » ? 

On refuse du fait du fonctionnement de l’ego (et de son allié le mental qui est là pour justifier le refus), lequel ego, en effet, d’un certain point de vue, est "né", très tôt dans mon histoire, inévitablement. Mais au final c’est égal, car cet ego (qui cristallise chez tous et toutes, sauf exception extraordinaire et encore …) cet ego donc ne peut être déraciné, mis en cause, lâché, que dans le présent qui seul existe.

Gilles Farcet

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dimanche 9 avril 2023

Flux délivré

 


La délivrance de l'ego s'effectue non pas en recherchant son anéantissement par la pratique d'austérité, de renoncements et de sacrifices, mais au contraire en s'efforçant de suivre son mouvement naturel de prise de possession du monde, et en lui faisant faire l'expérience de sa plus grande expansion possible de façon à lui faire prendre conscience de l'inanité de son projet. 

C'est alors que vient la réalisation que l'ego n'existe pas en réalité, car il est impossible d'être séparé :

Je suis un flux.

Swâmi Prajñânpad,  un Maître contemporain. 

Les Lois de la Vie.

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vendredi 7 avril 2023

Des milliards de mondes


Je me souviens d’un après-midi où j’étais assis sur les marches de notre monastère au Népal. Les orages de la mousson avaient transformé la cour en une étendue d’eau boueuse, et nous avions tracé un chemin de briques pour servir de marchepieds. Une de mes amies s’est approchée du bord de l’eau, a observé la scène d’un air dégoûté et s’est plainte de chaque brique en traversant. Quand elle est arrivée à moi, elle a roulé des yeux et a dit : « Beurk ! Et si j’étais tombée dans cette boue dégoûtante ? Tout est si sale dans ce pays ! » Comme je la connaissais bien, j’ai prudemment hoché la tête, espérant lui apporter un peu de réconfort par ma sympathie silencieuse. 

Quelques minutes plus tard, Raphaëlle, une autre amie « Hup, hup, hup ! » chantait-elle en sautillant, atteignant la terre ferme avec le cri « Quel plaisir ! ». Les yeux pétillants de joie, elle ajouta : « Ce qui est génial avec la mousson, c’est qu’il n’y a pas de poussière » Deux personnes, deux façons de voir les choses ; six milliards d’êtres humains, six milliards de mondes. 

Un jour, lors d’une réunion publique, un jeune homme s’est levé pour me poser la question : « Pouvez-vous me donner une seule raison de continuer à vivre ? » Avoir perdu toute raison de vivre, c’est ouvrir un abîme de souffrance. Le bonheur est avant tout un amour de la vie. Aussi influentes que puissent être les conditions extérieures, la souffrance, comme le bienêtre, est essentiellement un état intérieur. Comprendre cela est la condition préalable essentielle à une vie digne d’être vécue. Quelles sont les conditions mentales qui sapent notre joie de vivre, et celles qui la nourrissent ? Changer notre façon de voir le monde n’implique pas un optimisme naïf ou une euphorie artificielle destinée à contrebalancer l’adversité. Tant que nous serons esclaves de l’insatisfaction et de la frustration qui naissent de la confusion qui régit notre esprit, il sera tout aussi vain de nous répéter sans cesse « Je suis heureux ! » que de repeindre un mur en ruine. 

La recherche du bonheur ne consiste pas à regarder la vie à travers des lunettes roses ou à s’aveugler sur la douleur et les imperfections du monde. Le bonheur n’est pas non plus un état d’exaltation à perpétuer à tout prix ; il s’agit de se purger des toxines mentales telles que la haine et l’obsession qui empoisonnent littéralement l’esprit. Il s’agit aussi d’apprendre à relativiser les choses et à réduire l’écart entre les apparences et la réalité. Pour cela, nous devons acquérir une meilleure connaissance du fonctionnement de l’esprit et une vision plus juste de la nature des choses, car dans son sens le plus profond, la souffrance est intimement liée à une mauvaise appréhension de la nature de la réalité. 

Matthieu Ricard

source : Sagesses bouddhistes

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jeudi 6 avril 2023

Lecture nature

 "Nous apprenons des alphabets et nous ne savons pas lire les arbres. Les chênes sont des romans, les pins des grammaires, les vignes sont des psaumes, les plantes grimpantes des proverbes, les sapins sont des plaidoiries, les cyprès des accusations, le romarin est une chanson, le laurier une prophétie."

Erri de Luca- Trois chevaux


peinture: Maxime Maufra 1861-1918 Les Arbres fantastiques, le Pouldu  1893


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mercredi 5 avril 2023

Le chaos de l'orgueil

 


On ne prend pas vraiment la mesure de l’orgueil. Certes, on parle beaucoup d’ego dans les cercles spirituels mais on ne le voit pas clairement à l’œuvre, même dans les discussions à son sujet. Parce que l’orgueil est facilement justifié, nos échelles de valeurs ont perdu pas mal d’échelons. 

Aujourd’hui, on trouve valable de donner son avis sur tout et partout, par exemple, comme je le fais à l’instant. Et notre avis est toujours de bonne qualité, n’est-ce pas ? Les réseaux dits sociaux sont saturés d’opinions divergentes qui s’entrechoquent dans le chaos et la violence la plus totale. Personne pour mettre un genou à terre, on est si loin de toute conception d’humilité. C’est parfois douloureux à lire. 

Le simple fait de se qualifier soi-même d’enseignant sur les affaires de la vie est une posture orgueilleuse, indépendamment de notre intelligence ou de la pertinence pratique de nos propos. On peut le justifier ainsi. J’ai un avis à donner sur l’orgueil et j’estime qu’il est pertinent et peut-être utile de le partager. Mais ce qui pose vite problème, c’est le fait que je suis ma propre référence ultime en faisant cela. Cet avis qui naît des pensées risque de ne puiser nulle part ailleurs que dans des certitudes, traumatismes, frustrations et connaissances limitées. Pas grand-chose au bout du compte. 

Nous parlerions du même sujet avec un peu moins d’orgueil, autre chose interviendrait : la conscience que nous ne savons pas grand-chose et que nous sommes en réalité soumis, sans recul la plupart du temps, à une Intelligence du vivant dont le cours et la finalité nous échappe. Mais cette soumission alimente l’orgueil, qui affirme : « non, je veux faire seul, à ma manière, puisque j’en ai envie ». Et gare à celui qui voudrait critiquer cette attitude ! Il n’y a plus de vérité, tout est forcément relatif, les valeurs déchirées et l’instinct primitif érigé en gouvernail authentique. 

Quelqu’un m’a reproché récemment, à la lecture de mes textes, d’avoir fait intervenir Dieu dans mon propos. Quelqu’un d’autre a même commenté en substance : « je n’ai pas besoin de ça ». Comme s’il ne devait plus exister de « plus grand que soi » ? Comme si la vertu de s’en remettre (plutôt que de se soumettre) n’existait plus ? Surtout, comme si la blessure collective vis-à-vis de la religion avait provoqué un repli individualiste (et donc orgueilleux) qui balayait un peu vite et trop radicalement le divin dans nos existences. Et son socle indispensable. 

Nous serions donc tous seuls, livrés à nous-mêmes, sans « supervision », sans recours et construisant ainsi, et dans la souffrance méconnue, une identité refermée sur elle-même, crispée sur quelques points de repères fragiles pour se donner l’impression de ne pas être solitaires sur un radeau perdu dans un océan mystérieux. Quel accomplissement ! cela reste tolérable dans les périodes les plus clémentes de nos vies, bien qu’aride, mais devient vite difficile quand le vent tourne. Et ce vent n’est pas, comme on le dit parfois, une mauvaise excuse pour le retour au Divin, mais le souffle qui nous rappelle à lui. Il ne faut pas confondre !

Petit individu que je suis sur cette terre, je ne peux plus négliger ni résister à cette expérience d’humilité, faute de quoi, je suis au moins pétri et parfois broyé par les aléas de ma posture orgueilleuse. Le chas de l’aiguille demande au moins ça. 

Mais pour que tout cela ait un sens, peut-être est-il nécessaire d’être un temps si sûr de soi et de ses repères qu‘on ne peut qu’en réaliser dramatiquement et soudainement, un jour, la quasi vacuité. 

Que celui qui verra dans ces mots des symptômes de l’orgueil, n’hésite pas à me le renvoyer. Il aura raison ! Solo Dios, basta !

Thierry Vissac

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mardi 4 avril 2023

Le poème de Meng Haoran



 L'éveil est le sujet de ce quatrain... 

Meng Haoran se garde bien de préciser de quel éveil il s'agit, car son intention est autre. Sous couvert de décrire les différentes phases que chacun traverse lorsqu'on passe du sommeil à la veille, il nous invite à deviner un autre éveil, celui qui s'offre à la conscience lorsque, émergeant de la grisaille quotidienne, elle s'ouvre à des lumières plus profondes

Ce n'est pas le moment de dormir...

Dès le premier vers apparaît ce choix si caractéristique de la poétique chinoise : l’élision du pronom personnel à la première personne, un rejet volontaire du nombrilisme qui permet de garder à la suite son aspect de proposition ouverte. Le second caractère de ce premier vers est habituellement rendu par un verbe ; mais comme ici il n’a aucun sujet, j’ai préféré le rendre par l’impersonnel « sommeil ». Qui dort ? On ne sait pas ! Ainsi, qui veut s’identifier, le peut. Il y a juste une indication : ça sommeille ; quand justement, tout alentour, ça s’éveille. Le premier et le dernier caractère de ce premier vers reconstituent le titre : printemps, début de l’année / aube, début de la journée. Ce n’est vraiment pas le moment de rester à dormir. Viennent donc ensuite les trois stades successifs du passage du sommeil à l’éveil.

Du sommeil à l'éveil

Les différents sens avec lesquels nous appréhendons le monde extérieur ne reviennent pas ensemble au niveau de la conscience. Le premier, qui parfois est la cause même du réveil, est l’ouïe. Les oiseaux, ces légers messagers du ciel, le régulateur impersonnel des saisons, nous annoncent par leur pépiement intempestif (« Partout, partout » : la répétition est en chinois classique marque du superlatif) que le moment est doublement venu d’accompagner le mouvement du renouveau qui se manifeste. C’est le moment présent, le premier temps du retour de la conscience.

Le second, c’est le retour de la mémoire, de la conscience du passé. Assuré d’être à nouveau vivant, l’humain replonge alors ses racines dans le temps dont il vient, c’est le retour de la mémoire. « A nuit passée », on se rappelle alors que « pluie et vent bruirent abondamment », pourrait-on presque dire pour tenter de rendre un petit peu la puissance de la rythmique du texte original. La vigueur des orages printaniers en Chine est attestée dans le Yi Jing par le tri-gramme (zhèn) dont c’est la marque.

Vient alors le troisième temps de l’éveil, la projection dans le futur : « Combien de fleurs en furent flétries » ? Le point d’interrogation est ici en dehors des guillemets car il n’existe pas en chinois. Le sens interrogatif est donné par la construction, ou plus exactement par la proposition en partie double présentée par l'association des mots « beaucoup » et « peu ». L’interrogation est inquiète car elle est nouée par une certitude : il y a des fleurs qui ont été brisées par l’orage. Et cela est difficile à admettre. Et c'est aussi cela que nous propose Meng Haoran. A l'intérieur du cycle saisonnier dont la régularité est gage de stabilité, apparaissent, comme dans notre expérience quotidienne, des moments de pur scandale : une fleur à peine éclose saccagée par l’orage, un enfant nouveau-né que la mort emporte. Absurde, évidemment ? Naturel, absolument ? L’éveil à la réalité ultime du monde est un chemin sans raisonnements. 

Cyril Javary

Source: génération Tao n°56
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lundi 3 avril 2023

Utilisation de l'énergie contenue dans l’émotion.

 LA STRATEGIE DU OUI – L’émotion et ses thérapeutiques de la tradition au lying

Denise Desjardins - La Table ronde


Que faire pour se libérer de l’émotion ? Se servir de l’émotion. Si le Seigneur a créé les émotions, n'est-ce pas pour les utiliser afin de le rejoindre   Puis il créa «la dévotion austère, la parole, la volupté, le désir, la colère aussi ; c'est ainsi qu'il opéra cette création, désirant donner l'existence aux êtres ». (Lois de Manou, 1, 25 2.)

Ardeur, désir, faculté de jouir, colère, telles sont les composantes de notre psyché qui peuvent, de façon inattendue, briser les écrans de structure mentales et susciter les états mystiques. C'est en grande partie de quoi s’occupe le Vijñâbhairava tantra, un des plus anciens tantra (livre sacré, principalement ceux des sectes sivaïtes) auxquels se réfère l'école sivaïte moniste du Kašmir. 

Abandonnons effort de contrôle psychique, rituels et mantra. Place à l'utilisation de l'énergie. Et plus cette énergie sera impétueuse, tumultueuse et même violente, plus l’ascèse sera profitable., Si on sait s'en saisir de la bonne façon et aux bons moments. Le tantra en propose cent douze. Parmi eux, toutes circonstances, émotions, sensations, impressions où l'énergie est à son paroxysme, peuvent devenir l'aiguillon pour rejoindre la plus haute énergie.

Où l'énergie se révèle-t-elle la plus forte, donc la plus utilisable, si ce n'est au moment d'une explosion d’émotions ? Ainsi passion, colère, terreur, au lieu d'être honnies, bannies, proscrites, exorcisées, vont-elles devenir, en tant que production magnifique de matière première, le domaine par excellence de l'ascèse. Ne fuyons donc pas l'existence de chaque jour ; essayons au contraire de traquer ces occasions de bouillonnement émotionnel, au besoin de nous y préparer, afin de découvrir le fil d’Ariane qui, de cette éruption brutale, va permettre de remonter jusqu'à sa source : l'énergie indifférenciée, toute-puissante, celle de Siva, et de s'y fondre.

Cette technique, nous avons à chaque instant l'occasion de la mettre en pratique, nul doute, mais que de qualités elle requiert... A commencer par une vigilance, une vivacité et une présence d'esprit peu ordinaires. Car la démarche exige, à tout le moins, une rapidité fulgurante pour, en plein cœur du jaillissement d'émotions, parvenir à stopper le fonctionnement intellectuel.

« Si l'on réussit à immobiliser l'intellect alors qu'on est sous l’emprise du désir, de la colère, de l'avidité, de l'égarement, de l’orgueil, de l'envie, la réalité de ces états subsiste. »

Encore faut-il y réussir... L'exploit d'être simultanément la proie d'une émotion violente et l'acteur capable d’immobiliser son intellect, n'y parvient pas qui veut, mais qui s'est adonné au recueillement, à la maîtrise de soi, même s'il l'a provisoirement perdue. A quelque niveau que se déroule notre vie, n'importe quelle émotion fera l'affaire et servira de déclencheur, à condition de faire converger sur-le-champ un triple faisceau : la formidable condensation d'énergie, la sensation d'exister, attisées toutes deux par l'émotion violente, l'immobilisation de la pensée. Que d'occasions la vie nous offre d'utiliser d’un coup ce potentiel énergétique (même l’éternuement !) : « Au commencement et à la fin de l'éternuement, dans la terreur et l'anxiété ou (quand on surplombe) un précipice, lorsqu'on fuit le champ de bataille, au moment où l'on ressent une vive curiosité, au stade initial ou final de la faim, etc., la condition faite d'existence brahmique (se révèle). › › (Verset 118.) L'existence brahmique étant une extase temporaire.

A ces instants dangereux, intenses ou violents, l'individu est unifié, que ce soit dans sa terreur ou son éternuement. Il n'y a de place pour rien d'autre. Mais qui prend garde à ces moments privilégiés ou providentiels ? Seul le peut l'ascète averti, entraîné à concentration, méditation, vigilance, vivacité d'esprit. Celui-là seul parvient à calmer l’émotion, tout en gardant l'intensité et l'éveil de la conscience. Explosion d'émotions, situation d'urgence, paroxysme de sensation, oui. Mais d'autres instants encore peuvent provoquer spontanément ce que le tantra nomme l'état « d'existence brahmique››. En particulier les espaces de vide interstitiel. 

Le défilé perpétuel de nos pensées et associations d'idées nous donne l'impression de continuité et nous empêche de nous rendre compte, et plus encore d'utiliser ces espaces de vide. Que se brise l’écran des pensées, ne fût-ce qu'un instant, et dans cette trouée, un ciel jusque-là voilé se découvre dans tout son éclat. Encore faut-il saisir au vol l'instant fugace de la déchirure et ne pas fermer les yeux, mais bien s'ouvrir à cette clarté. Peu importe le support. Que ce soit l'intervalle entre deux souffles, ou entre deux perceptions, il peut devenir l'instant de rupture où soudain s'éclipse notre perception habituelle. 

Tentons, par exemple, dans l’espace qui sépare deux objets simultanément perçus, de s’arrêter en leur milieu : la Réalité jusque-là obstruée par ces objets peut alors se révéler. La « condition suprême › › est enfin saisie.

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dimanche 2 avril 2023

L'attitude de la Vastitude

 


«Le "je" dans les premiers stades de son déve­loppement implique seulement celui qui réside dans le corps. Tout le monde considère le corps comme une entité séparée, et cela seul produit des conflits. Si l'on pouvait penser en termes de "nous", il n'y aurait pas de conflit venant de "mien" et "tien". C'est pourquoi la première chose que l'on enseigne à un petit enfant lorsqu'il arrive à la maison de son guru est la suivante : "Tu n'es pas une entité isolée. Tu ne peux pas vivre seul ; ce n'est qu'en vivant ensemble avec tous les autres qu'on trouve force et joie."

Maintenant ce sens du "moi, ensemble avec les autres", ce sens du "nous" doit se développer et prendre la place du petit "moi". Pas "moi", mais "nous", de façon que l'intellect de chacun puisse apprendre à observer et à comprendre ce "nous" ; de façon à ce que chacun apprenne à développer en lui-même le sentiment, non de "son" propre intérêt mais de "notre" intérêt, que c'est dans "notre" intérêt que réside "mon" propre intérêt. C'est cela en vérité la signification de la Gâyatrî, c'est de s'extraire des liens de l'intérêt personnel mesquin et de s'immerger dans la vastitude (expanse) du "nous". Ce "nous" qui englobe tout et contient l'univers entier.»

Swami Prajnanpad

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samedi 1 avril 2023

Face à la peur

 Q : Ce serait quoi par exemple perdre le contrôle ?

Éric Baret : C'est de se trouver sans dynamisme pour faire ou ne pas faire. Plus la moindre prétention à ma propre capacité. L'ego ne peut pas supporter un tel moment. J'ai passé ma vie à développer mes facultés, à créer un monde où je suis relativement compétent, à prétendre être indépendant, à pouvoir survivre et me sortir de situations complexes et là, en un seul instant, je m'aperçois que j'ai rêvé ma vie. Toutes les compétences que j'ai acquises par mon ascèse, grâce à mes capacités intellectuelles ou affectives, étaient un rêve... 


Quand je me réveille, la fortune, les châteaux, les titres que je possédais, les œuvres que j'ai accomplies en rêve : qu'en reste-t-il...?

Ce moment est une émotion profonde. 

J'ai rêvé ma vie. J'ai tout inventé. Rien de tout cela existe, sauf ma peur, la codification de ma peur. Ma vie est la représentation de cette peur. Quand un psychiatre compétent – si cela existe – me demande de dessiner un arbre, il y voit les ramifications de ma peur. Si je lui montre la photo de ma femme, de mes enfants, de mon chien, de ma maison, de ma voiture et de mon corps, il ne voit que ma peur. La peur qui m'a fait acheter une femme, une maîtresse, un chien de cette race, qui m'a fait fabriquer ces enfants, qui m'a fait travailler pour être riche ou pauvre, qui me fait m'habiller, me tenir, respirer, parler, me présenter de telle manière, qui m'attache à telle idée politique ou sociale, à tel goût littéraire ou cinématographique. Tout cela est ma peur qui joue dans sa splendeur. 

Pas de critique : je constate cela en moi. Je ne peux pas faire autrement. Ce n'est pas comme si je pouvais fonctionner sans peur. Je me rends compte que la vie que je me suis créée, les capacités que j'ai cherché à développer – la force, le courage, l'intelligence, la spiritualité, la méditation, la sagesse ou autres balivernes – tous ces éléments je les ai développés pour ne pas faire face à l'émotion qui m'habite constamment. 

Pour fuir cette évidence qui me montre ma totale inadéquation, j'ai créé un monde où je me prétends une capacité. Alors je deviens un bon mari, un bon citoyen, un bon amant, un bon père, un bon bouddhiste... tout ça pour prétendre exister. D'un coup, je me réveille, je me rends compte qu'il n'y avait là que prétention, que je ne suis rien de tout cela...

Cette émotion, on la connaît tous, quand on est dépassé, submergé par quelque chose. Par mauvaise habitude, quand ça arrive, on dit : "c'est une émotion, je perds le contrôle, je vais essayer de me calmer, prendre un tranquillisant, faire quelque chose pour chasser l'émotion"...

Au contraire, ce moment d'humilité, de non-savoir, cette abdication, est le vrai savoir, la vraie sécurité. 

Voir sa non-qualification est l'émotion essentielle. Tant que l'on prétend à une qualité, cet imaginaire étouffe la vie en soi. 

C'est profondément une reconnaissance. 

~ Éric Baret

De l'abandon 

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