dimanche 2 mars 2025

François Cheng : méditation sur la vie révélée

 Dans son nouvel opus publié chez Albin Michel le 3 mars 2025, Une nuit au cap de la Chèvre, l’écrivain et académicien d’origine chinoise François Cheng offre une méditation poétique sur notre présence au monde, sur l’univers et sur la mort, dont voici en exclusivité des extraits.

L’Univers est. Une Puissance-créatrice l’a fait advenir. Il se présente à nous sous forme du Cosmos, au sein duquel se déploie une entité spécifique : la Vie. Première constatation qui frappe l’esprit : l’aboutissement de cette Création n’est pas la réalité physique du Cosmos, mais la Vie. 

Certes, le Cosmos nous émerveille par sa splendeur sans égale et sa vastitude sans bornes, alors que la Vie se développe dans un espace plus que restreint, même si bien d’autres planètes que la nôtre pourraient être habitées. Cette écrasante disproportion de volume ne doit pas faire oublier, à l’inverse, une différence de substance tout aussi écrasante.

La voie de la Vie

Alors que le Cosmos ignore sa propre existence, la Vie, elle, vécue par nous, est douée de conscience. Nous, les humains, connaissons la réalité de l’univers physique jusqu’à un certain degré, et surtout, nous sommes capables de nous interroger sur notre destinée en son sein. Le mouvement du Cosmos est mécanique et répétitif ; la voie de la Vie, en revanche, est en devenir, comportant étapes et étages qui ouvrent sur de possibles dépassements qualificatifs. Elle est d’un autre ordre.

Je suis donc là et j’observe. La magnificence produite par les milliards de galaxies aux feux entrecroisés m’impressionne, me stupéfie. Que de fois pourtant, face à la sublime scène d’un soleil levant ou d’un couchant, nous pouvons nous dire : « Cela est sublime parce que nous, humains, l’avons vu. Sinon tout serait en pure perte, tout serait vain. » Je prends soudain conscience que nous sommes, à notre niveau, l’œil ouvert et le cœur battant de cet univers. Si nous sommes à même de penser l’univers, c’est que véritablement il pense en nous.

Alors me vient l’évidence d’une question. Oui, nous sommes en droit de nous demander : « De la part de la Puissance-créatrice qui a fait advenir le Cosmos et la Vie, quel serait le “dessein” ? Pourrait-elle se contenter des astres qui tournoient indéfiniment sans le savoir ? N’aurait-elle pas besoin de “répondants”, d’êtres doués d’une âme et d’un esprit, comme nous le sommes, capables d’entrer en échange avec elle, donnant ainsi sens à sa Création ? »

L’aventure de l’être

C’est pleins d’une déférence sacrée cependant que nous obtenons du Cosmos des connaissances de base. Nous apprenons que la dimension réelle de l’univers est l’infini et que les lois de son fonctionnement sont fondées sur la rectitude : elles sont constantes, dignes de confiance aussi bien dans l’infiniment grand que dans l’infiniment petit, grâce à quoi les conditions de l’avènement de la Vie ont été rendues possibles.

À partir de là, force nous est de constater qu’en réalité la seule aventure en cours, chargée de promesses, est celle de l’Être. De cette aventure, nous les humains, nous sommes partie prenante. À nous d’assumer cette quête au jour le jour, à travers des tâches recelant une sourde grandeur, à la fois nobles et dures.

Nobles, parce que nous résonnons par nos créations à l’appel de la transcendance, et que certains d’entre nous, tendant vers un amour sans réserve, nous élèvent vers l’idéal du don. Dures, parce que nous devons affronter toutes les souffrances que peuvent causer les calamités, les maladies, les accidents, et surtout le Mal qui, plantant en plein centre de l’aventure ses tragiques méfaits, est en mesure de la faire échouer complètement.


Sublimes dépassements

Car le Mal a été rendu possible par l’intelligence et la liberté dont nous jouissons ; quand elles sont à son service, elles creusent un abîme sans fond jusqu’à menacer de détruire l’ordre de la Vie même. Enfin, par-delà toutes ces souffrances demeure un fait incontournable : chacun de nous, après avoir reçu le don de la Vie, est appelé à faire face un jour à sa propre mort.

Disons sans tarder que la Mort n’est nullement une force extérieure qui viendrait anéantir le processus de la Vie. Elle résulte d’une loi imposée par la Vie elle-même afin que la Vie puisse se renouveler et se transformer. C’est la Mort qui fait que la Vie est vie, en nous poussant vers l’urgence de vivre, en vue d’une forme d’accomplissement ou de sublimes dépassements. Tapie au creux de notre conscience, elle est la part la plus intime, la plus personnelle de notre être.

Elle rend tout unique dans notre existence, unique chaque minute de notre temps, unique chaque acte de notre entreprise, unique notre existence. Elle se révèle ainsi le moteur le plus dynamique de ce que nous faisons. Elle confère, en fin de compte, une valeur inaliénable à chaque vie : ainsi Malraux a-t‑il pu dire qu’apparemment une vie ne vaut rien, et que pourtant rien ne vaut une vie.

Accès à la transformation

Par une compréhension erronée de la Mort, surtout en cette vie moderne marquée par le déracinement, nous sommes loin d’une attitude juste envers elle. En refusant de dévisager la Mort en sa vérité et en restreignant notre existence à « ce côté-ci », nous nous enfermons dans un permanent état de peur, de rejet étriqué qui ne fait qu’accentuer notre angoisse.

Dans toute grande ville, on constate la dégradation de l’ultime phase de la vie des personnes. On meurt souvent dans l’isolement et l’anonymat, au grand désarroi des proches. Fuyant leur sentiment de culpabilité, ceux-ci s’abritent derrière un écran de fausse sécurité en abrégeant le temps de « faire le deuil ». Une sentence générale s’affiche au fronton de notre société : toute vie se termine « en queue de poisson ».

La mort d’un être est-elle un plongeon instantané dans le néant ? Nous avons tendance à le penser tout en ayant raison de ne jamais nous y faire. S’être engagé corps et âme dans l’aventure de l’Être, et puis se voir effacé sans laisser de traces comme si de rien n’était ? J’affirme le contraire, comme l’a fait le poète Rainer Maria Rilke : la Mort est un Ouvert ; elle donne accès à la transformation.

La mort, quand elle survient, chaque fois nous ébranle par son abyssale signification : le défunt — ou la défunte — nous apparaît aussitôt dans l’âpre éclat de son unicité irréductible. Épurée d’un coup des contingences et de tout ce qui est superflu, sa présence rendue à l’essentiel nous rappelle la nature sacrée de l’Être, et par là, éveille en nous la conscience ineffable de notre propre existence.

Une communion d’âme à âme

S’instaure alors, entre le disparu et les vivants, une communion d’âme à âme, transparente, éclairante, tendue vers la transcendance. Le disparu, par sa présence même, nous invite à ne pas oublier que nous ne venons pas de nous-mêmes, que nous sommes, chacune et chacun, le résultat d’un immense don de la part de la Puissance-créatrice qui est garante de l’Ouvert.

Au sein de l’humanité, un jour, Quelqu’un a accompli le geste absolu, indépassable, le geste décisif qui a changé la nature et le sens de la Mort. En se laissant clouer sur la Croix, il a affronté le mal — non seulement le mal de ses bourreaux, mais le Mal en soi, le Mal radical. Et dans le même temps, il a affirmé l’Amour inconditionnel, puisque, sur la Croix, s’adressant au Père, il a dit : « Pardonne-leur ; ils ne savent pas ce qu’ils font. » Cette parole faisait écho à ce qu’il avait déjà proféré : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. »

D’un geste unique, il a tenu les deux bouts de la Vérité : il a vaincu le Mal radical par l’Amour absolu qu’il incarne. Sa mort ouvre la Voie de la Vie qui ne périra plus ; le lien entre l’ordre humain et l’ordre divin est rétabli. Plus précisément, il nous est permis de dire qu’une relation filiale est renouée. Nous sommes les héritiers à qui incombe le devoir d’assurer la marche de la Vie. Ici, je crois entendre la lointaine prédiction du Tao : « Celui qui cède à l’amour en se donnant au monde, à lui sera confié le monde. » 


Un oiseau qui soudain s’envole

À 15 ans s’éveilla en moi la révélation de la poésie. Surgis d’une source inconnue, des mots alignés, chantants, signifiants, illuminants, telles les coulées d’une lave, traversaient le souterrain de mon être.

Puis vint le jour divin. Dans une aube délavée par une brusque averse, sur la colline habillée de hauts pins dont les aiguilles scintillent de perles irradiantes, un oiseau qui soudain s’envole fait entendre les échos d’une chute toute proche. Une présence, aussi souveraine que maternelle, se penche sur l’adolescent tremblant d’émotion.

D’une voix résolue, elle lance un appel : « Chante, et tu seras sauvé, et tout sera sauvé. » Désormais, même au moment du plus imminent risque de perdition, retentirait en moi cette voix d’injonction qui m’empêcherait de succomber au néant.

Que l’univers créé vaille d’être célébré, c’est l’évidence. Que la Vie vaille d’être révélée, c’est l’évidence aussi. La Vie foisonnante, enivrante, provocante, exaltante, à la fois joyeuse et tragique, avec ses envols parmi les nues, ses êtres qui tentent de survivre au fond du gouffre, ses douleurs étouffées, ses émotions tues, sa part invisible et transfigurante qui se prolonge au-delà de la mort.

Le poète digne de ce nom reçoit mission non seulement de dire, mais d’accompagner toutes les âmes espérantes par son chant. Il ne doute pas que si les humains sont reconnaissants au Créateur de les avoir créés, le Créateur, lui, sait gré aux humains de prendre en charge les épreuves. »

(Pages extraites d’Une Nuit au cap de la Chèvre, de François Cheng, chez Albin Michel.) 

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source : La Vie

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4 commentaires:

Anonyme a dit…

Bonjour Eric et tous nos ami(e)s,
Merci Eric pour cet extrait. J'aime beaucoup François Cheng. C'est amusant de voir les clins d'oeil de la vie. Je suis entrain de lire : "L'éternité n'est pas de Trop". de François Cheng.
Passez un bon dimanche
Brigitte (Marseille)

Fifi a dit…

Tout comme Brigitte...
Merci Eric de nous offrir un extrait de ce nouveau livre de François Cheng , ce Grand monsieur de 96 ans dont les mots "résonnent" profondément dans notre recherche de sens.

Anonyme a dit…

Merci Fifi...
Brigitte (Marseille)

Acouphene a dit…

Bonne semaine en résonance !!!