dimanche 3 octobre 2021

« Le seul ennemi de l'arbre, c'est l'homme »

Le célèbre botaniste Francis Hallé appelle à la création d’un vaste espace européen de forêt en libre évolution, pour des raisons écologiques et philosophiques.

 


« C’est une bonne année pour les glands. » « Écrasez ces feuilles, vous verrez, elles sentent le pastis. » Se promener avec Francis Hallé dans le jardin luxuriant qu’il partage avec ses voisins sur les hauteurs de Montpellier, c’est bénéficier d’une extraordinaire leçon sur les végétaux. Un moment qui active tous les sens, mais réveille aussi nos consciences.

À 83 ans, ce scientifique de renommée internationale, connu pour ses missions sur la canopée amazonienne, publie un livre en forme de manifeste, Pour une forêt primaire en Europe de l’Ouest (Actes Sud). Un projet aussi fou qu’à l’époque celui des cathédrales, mais nécessaire pour des motifs écologiques et philosophiques.

Vous appelez à la création d’une forêt primaire en Europe de l’Ouest. Comment définir une forêt primaire ?

C’est une forêt, qualifiée parfois d’« ancienne » ou de « vierge », dont les arbres sont hauts et gros par leur diamètre basal, leurs racines très étendues. Les sols sont très fertiles, la biodiversité est très importante. On peut observer aussi bien des champignons que beaucoup de traces d’animaux. Une forêt, c’est l’association de la flore et de la faune ! Il y fait également très sombre, car la canopée est totalement fermée.

L’homme ne doit pas intervenir. Il ne prélève rien, même pas un bouquet de fleurs. Il ne plante pas. Quand un arbre tombe, on le laisse au sol. Or, l’arbre met plusieurs dizaines d’années pour disparaître. Résultat, il n’est pas facile de s’y déplacer. Par ailleurs, on sent mieux les interactions entre les arbres et les animaux que dans une petite forêt. Enfin, c’est un endroit très beau. Les Européens trouvent leurs forêts extraordinaires, mais ils n’ont jamais vu la majesté de la forêt primaire ! La beauté montre à quel point l’évolution a réussi son travail.

Où en trouve-t-on encore ?

Aux États-Unis, en Nouvelle-Zélande. En Europe, elles ont quasiment toutes disparu au milieu du XIXe siècle. Je rappelle que le seul ennemi de la forêt, c’est l’homme. La seule qui subsiste est celle de Bialowieza. Située en Pologne, elle est magnifique. S’y côtoient loups, cerfs, bisons, sangliers… Mais elle est menacée : le président Duda n’a aucune sensibilité écologique.

Le lieu représente une zone de chasse et d’exploitation du bois. Il existe un lien entre populisme, vision prédatrice de la nature et croyance en une croissance indéfinie. On retrouve la même logique au Brésil avec le président Bolsonaro, qui malmène la forêt amazonienne.

Quelle est précisément la nature de votre projet ?

Il couvrirait 70 000 hectares. La commission européenne est notre principal soutien. Actuellement, nous cherchons le lieu. Nous sommes allés voir dans les Vosges, mais les sols sont trop chahutés. Et nous souhaitons constituer une forêt primaire de plaine. C’est ce qui a disparu en premier.

Nous nous rendrons bientôt dans les Ardennes. Pas question en tout cas d’acheter un terrain. Nous ne voulons pas priver les gens d’une partie de leur territoire et d’un futur bien commun. En rachetant un terrain dans le Vercors, les gens de l’Association pour la protection des animaux sauvages sont mal perçus par la population. Les visiteurs seront les bienvenus, mais devront faire preuve de respect. Si on piétine trop le sol très tendre de la forêt primaire, on tue les arbres.


Quel serait l’intérêt d’une telle aventure ?

La forêt primaire possède bien des vertus. C’est une écologie optimale. Grâce à la grande taille des arbres, le stockage de carbone dans le bois est maximal. Avec la décomposition des arbres morts, la capacité de captation de carbone dans l’humus est aussi très bonne. Sa pluralité d’essences assure aussi une bonne résilience face aux effets du réchauffement climatique.

Ce projet comporte une dimension philosophique. Il va à l’encontre de la fébrilité actuelle qui domine la société. Il ne faut pas être pressé. À partir d’un sol nu, 10 siècles sont nécessaires pour qu’apparaisse une forêt primaire. Un tel projet suppose l’arrêt de tout anthropocentrisme. Or la crise écologique ne sera résolue que si l’homme abandonne son statut d’être supérieur à la nature.

La crise sanitaire ne change-t-elle pas la donne ? On voit des citoyens se mobiliser pour défendre les forêts…

La filière bois continue de les surexploiter. Les lobbys sont présents jusqu’à l’Élysée. Et le ministre actuel a protesté contre des mesures européennes réduisant la pression sur les forêts. En l’espace d’une vie humaine, on a vu à quelle allure les écosystèmes se détruisent. Si vous vous projetez sur quatre ou cinq générations, nous allons vivre dans un égout.

Pourtant, d’un point de vue quantitatif, la France voit son nombre de forêts progresser…

Ceux qui avancent ces chiffres ne font pas la différence entre les plantations et les forêts. Les sapins Douglas plantés dans le Morvan ou le Limousin relèvent de l’agriculture. Mon rêve est d’ailleurs de sortir la forêt des compétences du ministère de l’Agriculture. La laisser sous la tutelle de ce ministère facilite les coupes, en cas de besoin supplémentaire de terres agricoles.

Vous avez 83 ans, votre amour pour les arbres reste intact. Sans doute vient-il de loin ?

Dès que, enfant, je me suis mis à grimper dans les arbres, j’ai su que je voulais devenir botaniste. Mes frères se sont cachés dans la forêt de Fontainebleau pour éviter de faire le service de travail obligatoire qu’avait imposé l’Allemagne au gouvernement de Vichy. La forêt a pris la valeur de refuge, de lieu de résistance au pouvoir. Depuis mes séjours tropicaux, je me qualifie de militant, prêt à me battre contre ceux qui veulent détruire les arbres.

Source : la Vie

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