lundi 7 août 2017

Hommage à Anne Dufourmantelle (1)

Inspirée, inspirante, aimée et aimante, c'est peu dire d'Anne Dufourmantelle. La philosophe et psychanalyste, décédée le 21 juillet en sauvant des enfants de la noyade, avait de surcroît, le don rare de joindre l'acte à l'élégance de sa parole. Lorsqu'elle a publié Eloge du risque, (Manuels Payot), la journaliste Danièle Laufer a réalisé cette belle interview pour le magazine Prima. Nous la partageons avec vous.

Danièle Laufer : Anne Dufourmantelle, comment définiriez-vous le risque ?

Anne Dufourmantelle : C’est une projection de soi-même dans une situation inédite, nouvelle, qui déchire le temps en deux : le temps d’avant et le temps nouveau. Il y a toujours une part de hasard, de pari et la perte d’un état ancien auquel on ne pourra pas revenir. La rencontre amoureuse est un exemple type. Un joueur qui mise sur un numéro à la roulette sait ce qu’il risque tandis que dans la rencontre amoureuse, on n’est pas en temps réel dans la perception du danger. C’est pour ça qu’il est parfois difficile de se rendre vraiment compte de l’enjeu dans l’instant. Parfois, c’est dans l’après-coup que l’on se dit : « J’ai couru un risque », « J’ai pris à ce moment-là un risque qui a déterminé ma vie».

D. L. : On n’est donc pas toujours conscient qu’on court un risque ?

A. D. : Non. Je pense d’ailleurs que beaucoup de séparations ne se passent pas en réalité au moment où l’on en est conscient. En fait, cela commence souvent bien avant que l’on se quitte. De la même façon, on est préparé à l’amour avant de rencontrer effectivement la personne. Il y a une sorte de présage.

D. L. : Vous faites l’éloge du risque à une époque qui nous enjoint d’en prendre le moins possible. Pourquoi ce paradoxe ?

A. D. : Nous vivons en effet dans une société ultra sécuritaire où l’on nous enjoint en permanence de nous protéger et, quand on n’en a pas envie, on nous dit « Mais faites-le au moins pour vos proches ». Cela joue sur la peur. C’est la logique de la dépression. Quand on est déprimé, une partie de soi a envie de changer sa vie, tandis que l’autre est empêchée et c’est ce statu quo qui l’emporte dans un régime de tristesse et de paralysie. Très concrètement, ne pas prendre de risque, c’est ne pas oser la liberté. Le risque le plus grand, on le sait depuis toujours, c’est aimer ! On n’est jamais sûr de l’issue.

D. L. : Vous dites que le risque, c’est la liberté...

A. D. : Oui, c’est l’épreuve par excellence du courage et de la liberté. Nous sommes tous très angoissés par l’idée de la perte et de l’échec. Quand on prend un risque, on échoue parfois (par exemple, on tente un concours et on le rate) mais on est toujours grandi de l’avoir pris. Cela nous modifie intimement, de façon positive. La force intérieure que l’on en retire est, de toute façon, plus importante, à mon sens, que le danger de l’échec encouru.

D. L. : Y a-t-il des risques insignifiants ?

A. D. : J’ai vu plusieurs de mes patients commencer à opérer des revirements très importants dans leur vie en décidant tout d’un coup de prendre une heure par semaine pour faire du yoga ou aller déjeuner avec leur meilleur ami, eux qui n’avaient jamais le temps. Où est le risque là-dedans ? Après-coup, vous vous rendrez compte que c’en était un parce que ça vous a fait sortir de vos habitudes et de votre carcan. Cela ouvre un corset et on ne sait absolument pas jusqu’où ça va aller. En général, c’est un premier pas qui vous emmène vers une métamorphose intérieure. Alors non, je dirai qu’il n’y a pas de petits risques.

D. L. : Mais il y a des risques dangereux – faire du saut à l’élastique, quitter sa famille pour un homme que l’on rencontre. Parfois, l’enjeu est énorme... 

A.D. : Il y a des risques dangereux et des issues très négatives. Mais on ne le sait qu’après-coup. C’est pris dans une logique auto-destructrice. Pour moi, ce sont de « faux risques », des fuites et des situations dans lesquelles on est toujours perdant. Prenons l’exemple d’une femme qui quitterait mari et enfants pour un homme qui la mettrait sous son emprise. Rien ne garantit que cette femme ne se retrouvera pas peu de temps après, très malheureuse, pieds et poings liés à cet homme. Cela arrive. Est-ce un risque ? Comment évaluer le danger ? En allant vers cet homme, une part de cette femme savait qu’elle aliénait déjà sa liberté. Dès lors que quelqu’un devient votre raison de vivre, on peut se demander ce que vous êtes déjà en train d’abdiquer de vous-même. Cela peut aussi arriver dans la vie professionnelle. On peut être pris par les sirènes de la séduction, d’une situation, d’un patron qui vous attire et se retrouver avec un travail qui s’avère absolument destructeur. Mais en principe, si on est relié à elle, notre boussole intérieure nous signale très vite si l’on est en train de se tromper. Encore faut-il y avoir accès, ne pas avoir perdu la clé. Quelqu’un qui est très gravement déprimé ne sait vraiment plus même ce qu’il aime ou ce qu’il désire.

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