lundi 10 décembre 2012

Tanguy Chatel : faire confiance à la fécondité de la vie

Sociologue des religions, bénévole en soins palliatifs et membre à ce double titre de l'Observatoire de la fin de vie, Tanguy Châtel a mené au printemps dernier une étude sur Les Français et la mort, à travers des entretiens approfondis, notamment auprès de personnes ayant vécu un deuil plus ou moins récemment. Il revient sur le rapport que nous entretenons avec le deuil et ce qui peut nous aider à le traverser.
Tanguy Châtel, aux Éatas généraux du christianisme. © Stéphane Ouzounoff/Ciric pour La Vie
Tanguy Châtel, aux États généraux du christianisme. © Stéphane Ouzounoff/Ciric pour La Vie
Quel rapport entretenons-nous avec la mort aujourd’hui ?
Notre rapport à la mort évolue depuis une dizaine d’années. Il y a environ cinquante ans, dans le contexte de la modernité, la mort est devenue taboue. Echappant au contrôle, elle était antinomique au matérialisme et a donc été évacuée. En a découlé une société dite « pathologique » car dans le déni d’une réalité pourtant fondamentale. Mais aujourd’hui, nous assistons à une nouvelle quête de sens face aux questions de la mort et à la souffrance. Il y a un retour à quelque chose de plus sain.
Lorsqu’on interroge les Français, on se rend compte que beaucoup vivent des expériences de proximité avec la mort. Nous avons tous perdu un proche ou eu peur de perdre un proche. Et le deuil reste une expérience marquante, que cela soit la mort d’une tante, d’un père et cela même cinquante ans après. Pourtant, si la mort fait toujours partie du paysage intérieur des personnes, elle ne s’exprime plus dans la société. Nous manquons d’outils et de paroles pour la vivre socialement. Le rituel autour du décès, par exemple, faisait jusqu’à présent sens pour tout le monde. Mais dans une société matérialiste et individualiste, nous tendons à tout personnaliser. Or, la cérémonie funéraire n’est pas juste une commémoration du défunt, c’est une célébration de la vie qui continue malgré la mort. Et cette célébration ne peut se faire que s’il y a, en son cœur, un langage partagé. Sinon sommes-nous bien sûrs de célébrer la même chose ? Il en est de même pour le deuil qui était autrefois géré collectivement : la société décrétait le moment où l’on était apte à quitter l’habit noir et à reprendre pied dans la vie. Aujourd’hui, les personnes sont davantage livrées à elle-même, avec des aspects positifs : je fais mon deuil à mon rythme et selon mon identité profonde. Mais un risque aussi : chacun est obligé d’improviser et peut se senti démuni.
L'illusion est de croire qu'un deuil doit être « fait » rapidement. Nous avons du mal à accepter que la mort puisse profondément nous affecter, alors on s’en débarrasse le plus vite possible. Mais un deuil fugitif peut devenir pathologique.

Qu'est-ce qu’un « bon » deuil, selon ce que vous avez observé ?
Le bon deuil est celui qui est assumé. L’image de la digestion peut illustrer cette idée : selon nos organismes propres, la vitesse d’assimilation varie. C’est la même chose pour le deuil : pour les uns, cela va prendre trois mois, pour d’autres trois ans, et pour certains cela ne va jamais s’arrêter. On est aujourd’hui dans un schéma de pensée où vie et mort sont antinomiques, considérant que si l’on est en deuil, on ne peut pas être pleinement vivant. Or la question n’est pas comment vivre malgré la mort, mais comment vivre avec la mort. La science biologique nous apprend qu’au niveau cellulaire, la mort est présente à chaque instant dans une espèce de danse avec la vie. Nous sommes à chaque instant, comme l'explique l’immunologiste, Jean-Claude Ameisen, pour partie en train de mourir et pour partie en train de renaître. Si cette conception de la vie et de la mort s’interpénétrant est intégrée, il est alors possible de considérer autrement la question du deuil. Comment vivre malgré l’absence ? Je ne vais pas recommencer à vivre quand j’aurai fait le deuil de l’absent mais quand j’aurai intégré l’absent.

Et cela n'a rien de volontariste ?
Non, c’est le deuil qui travaille pour nous. C’est lui qui nous impose un rythme naturel en fonction de notre personne. C’est une partie inconsciente de nous non maîtrisable qui fait ce travail. Nous ne sommes plus dans le contrôle. On peut considérer que le deuil est fait lorsqu’un matin au réveil, on constate que le manque n’est plus le même, que quelque chose est passé derrière soi. L’indicateur est non prévisible et non programmable.

Comment partager son expérience quand on est en deuil ?
Tout d’abord, tout n’est pas exprimable. Il y a certaines choses qu’on ne peut pas partager. Non pas qu’il faille les cacher mais parce qu’on ne peut pas mettre de mots sur tout. Ensuite, ne pas pouvoir être entendu peut être effectivement une souffrance. Mais l’entourage, trop souvent, s’imagine que son rôle est de rassurer ou de faire taire les souvenirs douloureux. Or, accompagner, c’est se tenir là, sans forcément parler. Celui qui console est celui qui dit : « Je ne sais pas quoi faire, ni quoi dire, mais je ne pars pas en courant face à ta souffrance. » Et dans cet aveu d’impuissance, nous nous rapprochons de l’autre dans son impuissance. Pour l’aider, il faut se débarrasser de l’idée qu’on pourrait faire quelque chose pour lui. L’aide ne se trouve pas dans le faire, mais dans la qualité de présence, qui peut d’ailleurs se faire à distance, par le biais de petits messages, par exemple. Et sans forcément attendre de réponse.
Par ailleurs, certaines personnes ressentent le besoin de parler, de se confier à postériori. Tout ne peut être en effet exprimé au moment du deuil. C’est une parole de vie qui a besoin d’être déclinée au fur et à mesure qu’elle est ruminée.

Le deuil permet-il de se reconnecter au spirituel ?
Je dirais même que tout deuil est spirituel dans la mesure où l’expérience de la perte nous renvoie à notre identité profonde. Nous n’existons qu’au travers du regard de l’autre. Ce sont tous les tissus et les liens que je construis dans ma vie qui me font exister. Lorsque je perds un proche, je meurs. Car je suis amputé, arraché, dénaturé. La question du « qui suis-je ? » se pose donc avec presque la même intensité que pour la personne qui s’apprête à mourir car nous sommes tissés de l’autre, et pas seulement en interaction avec l’autre. La perte vient bousculer le lien qui me constitue et me fait réaliser que je ne suis pas réduit à mon seul corps. Le deuil est spirituel en ce sens qu'il nous place devant un choix profond : celui de mourir ou de renaître.
Le champ du religieux ressurgit aussi au moment du deuil, pour être questionné, éventuellement écarté, réapproprié ou ajusté. Cela passe par exemple par l’organisation de la cérémonie, événement central dans le processus du deuil. Désire-t-on qu’elle soit laïque ou bien religieuse ? Quels textes choisir ? La religion retrouve ainsi un espace porteur de sens.

Comment renaître ?

En ne se maintenant pas dans le passé. Certains ont peur, en allant de l’avant, de trahir le défunt. Or renaître ne veut pas dire oublier mais continuer de vivre malgré l’absence. Il faut vouloir espérer, se mettre en route tout en acceptant de baisser la garde. Dans le processus du deuil, il y a une nécessité de survivre et un désir de vivre. La survie est de l’adaptation alors que la renaissance est une vitalité neuve. Mais il ne faut surtout pas se culpabiliser de vivre une période dépressive après un deuil.
Durant cette « période hivernale », il est capital d’écouter ses intuitions car ce sont elles qui sont au plus proche de notre désir de vivre. En allant sur la tombe du défunt par exemple, ou en retournant sur tel ou tel lieu porteur de sens. Il est capital aussi de ne pas rester seul et de ne pas hésiter à solliciter des associations avec des gens qualifiés. Et pendant cette période où l’on survit plus qu’on ne vit, ne pas précipiter les choses et faire confiance à la fécondité de la vie malgré la mort.

source : La Vie

2 commentaires:

Dominique a dit…

Merci pour cet article.

Tricajus a dit…

nice article,,,thanks for share!
keep posting and happy blogging!!