dimanche 24 août 2025

Ne voyez-vous pas l’homme de la voie?


Ne voyez-vous pas l’homme de la voie?
Il a cessé l’étude et n’agit plus.
Il ne rejette pas les pensées illusoires
Et ne recherche pas davantage la vérité.

Ce poème débute par une singulière interrogation qui nous est adressée. Mais déjà nous pourrions nous méprendre. Il semblerait en effet que nous soyons invités à contempler un sage, un exemple vivant de l’accomplissement des enseignements en la personne d’un saint, d’un maître ou d’un gourou. Or rien n’est plus faux. Cette question toute rhétorique pointe au cœur du cœur, à l’intimité de nous-même, à ce que, à défaut de termes plus adéquats, j’appellerais l’espace intérieur, car il n’existe rien de tel, intérieur et extérieur sont des mirages et des constructions. Cet homme de la voie est cet être humain que vous êtes, quel que soit son identité ou son sexe, ses préférences ou ses rejets, son âge ou sa nationalité. C’est l’homme dépourvu de rang, déshabillé des oripeaux de l’identification. Jiko, le soi-même. Ce qui reste quand nous nous sommes oubliés, que les vestiges du passées et ses ruines ou que les échafaudages du futur se sont évanouis, nous, et nous seuls, c’est à dire en pauvreté, en humilité, réduit à la seule incandescence d’être. Ce qui est dit ici n’implique en rien le simple rejet de l’étude ou de l’action, ce qu’il faut entendre ici c’est que la voie ne dépend plus de la seule activité intellectuelle ou du corps qui se meut conformément à son histoire fait d’habitudes et de conditionnement. La voie du non faire ne peut être comprise comme une simple léthargie, une paralysie des sens et du sens, elle est plutôt l’inhibition des réactions et schémas habituels de la pensée afin de laisser surgir le mouvement véritable. Nous cessons d’en être la source, d’en contrôler le cours, ce que le Wu Wei désigne, c’est l’abandon de toutes ces histoires, ces mémoires, ces interprétations et réflexes, automatismes du corps et penchants de la pensée qui empêchent la voie de se réaliser d’elle-même. Autrement dit la non action est une action dépourvue d’effort, en pleine conformité avec l’expression universelle.
« La vraie personne , l’authentique personne est au-delà de l’étude et de l’intention d’accomplir » écrit Dogen dans son Fukanzazengi. Ceci est la clé et le secret du chemin. Non son résultat. L’homme de la voie n’est pas celui qui pratique la voie, il en abandonne l’étude et n’en recherche pas l’accomplissement. Il obscurcit et efface ses propres traces. S’il œuvre, c’est à sa propre disparition. Contrepied radical à ces valeurs qui hantent aujourd’hui notre planète numérisée : performance, efficience, productivité, faire mieux et plus vite, souci de soi avec tous ses narcissismes, recherche du profit, calculabilité généralisée…
Maître Daichi écrit de puis son ermitage du mont Hozan :
« La renommée et ses liens, le profit et ses chaînes, qu'ils passent et ne restent pas,
J'obscurcis mes traces dans la brume et les nuages, au milieu de l'eau et des pierres.
Je fais cuire des légumes dans une marmite aux pieds recourbés,
À rester dans les montagnes, je suis sans effort le style des Anciens ».

Pierre Turlur

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