mardi 15 octobre 2024

La pratique de la Voie dans le quotidien ?

 "Lorsque vous pratiquez zazen, le corps prend la forme du calme" (Hirano Rôshi)

Il ne s'agit pas d'un dogme. A chacun de vérifier si c'est vrai. Comment ? Je ne vois qu'un seul moyen : en pratiquant fidèlement zazen.

Une pratique qui a été décrite dans des Lettres d'Instant en Instant antérieures. S'il vous arrive, au cours de cet exercice que l'on fait à un moment de la journée en étant à l'écart des obligations quotidiennes, s'il vous arrive de vous sentir habité par ce calme qui n'est pas le contraire de l'agitation mais l'absence d'agitation, une question s'impose : ce calme intérieur peut-il déborder dans ma vie de tous les jours ?

Ce n'est que dans la mesure où cette manière d'être qui révèle que je suis en contact avec ma vraie nature imprègne ma manière d'être au monde que l'exercice a un sens.

Si le maître Zen est là pour nous apprendre comment pratiquer zazen, il est également là pour attirer notre attention sur le comportement correct à adopter dans tous les moments de notre vie quotidienne, ce qui est désigné par l'expression japonaise Shiigi que l'on peut entendre comme étant les quatre attitude dignes : en marchant (gyô), debout (jû), assis (za), allongé (ga).1

En 1960, dans son livre Der Altag als Ubung (Le quotidien comme exercice),2 Graf Dürckheim souligne l'importance de notre manière d'être en tant que corps vivant (Leib). : "Tout ce que nous entreprenons dans le monde, nous l'effectuons dans une certaine attitude corporelle. L'objet de notre entreprise appartient au monde, mais dans l'attitude, dans la façon de faire, l'homme s'exprime soi-même !"

Et il prend comme exemple une activité quotidienne aujourd'hui quasiment révolue : poster une lettre à la boîte aux lettres.

"Poster une lettre à cent pas de l'endroit où on se trouve signifie cent pas de perdus si l'on ne donne à cette action que le but de jeter la lettre dans la boîte. Par contre, s'il s'agit d'un homme sur la voie, alors, même la distance la plus courte lui donnera l'occasion de se mettre en ordre intérieurement, de se renouveler par le contact avec son être essentiel, à condition de parcourir cette distance dans une attitude juste. Il en sera de même pour toutes les activités quotidiennes".

Graf Dürckheim dans les années soixante, Hirano Rôshi au cours des dix dernières années lorsqu'il a animé des sesshin au Centre, comme Dôgen Zenji (3) au 13ième siècle, nous invitent à distinguer action et activité.


Chaque jour je marche pendant une dizaine de minutes pour me rendre sur mon lieu de travail.

Marcher est dans ce cas une activité en relation avec un but extérieur, une nécessité existentielle. Soumis à certaines conditions, comme par exemple l'heure d'un rendez-vous, je vais marcher plus ou moins vite.

Au Dojo, j'exerce la marche lente appelée Kin-Hin. Au cours de cet exercice je suis attentif à la tenue juste (ni crispé ni avachi), attentif au rythme grâce auquel le passage d'un pied sur l'autre se fait dans un parfait équilibre. Marcher est dans ce cas une action qui exprime et en même temps imprime ce qu'on peut désigner comme étant les intentions de l'être.

Les intentions de l'être ? De même que l'acte de respirer - cette action vitale - l'acte qu'est marcher est inné. L'inné précède l'héritage génétique et les conditionnements acquis. Respirer, marcher, ces actions infaisables qui ne sont pas du ressort du moi, expriment et révèlent la présence dynamique de notre propre essence. Il en est de même du calme intérieur, cette valeur de l'être trop souvent ignorée. "Je ne souffre pas d'un manque, je souffre d'ignorer ce qui ne manque pas" (Graf Dürckheim).

Action et activité. L'infaisable et le faire.

Il ne s'agit pas d'opposer ces deux modes d'agir. Il s'agit de les harmoniser, de les entrelacer. Jusqu'à ce que leur interaction devienne notre manière de vivre, notre manière d'être au monde. Entrelacement du moi existentiel, du moi mondain et de notre être essentiel.

Tchouang Tseu (4) parle de la relation entre le ciel et l'humain.

À la question - qu'entends-tu par le ciel ? - le penseur chinois répond : "Les chevaux et les buffles ont quatre pattes : voilà ce que j'appelle le Ciel".

À la question - qu'entends-tu par l'humain ? il répond : " Mettre un licou au cheval, percer le museau du buffle : voilà ce que j'appelle l'humain".

Et il ajoute : "Veille à ce que l'humain ne détruise pas le céleste en toi". Veille ! Veiller est le verbe qui traduit le plus justement le kanji -Zen-.

Zazen ? Veille à ne pas déranger l'infaisable avec ce que tu fais ! Kin-Hin ? Veille à ne pas déranger l'infaisable avec ce que tu fais !

L'exercice dans le quotidien ? « Il n'y a rien de spécial dans ce que je fais chaque jour. Je me contente de me tenir en harmonie avec toutes choses. (...) Les pouvoirs surnaturels et les travaux qui provoquent l'admiration ne sont rien d'autre que de chercher de l'eau et ramasser du bois ».

Quoi que tu fasses, veille à ne pas déranger l'infaisable avec ce que tu fais !

Jacques Castermane


1 Hirano Katsufumi Rôshi - ENSEIGNEMENTS - p. 29 - Compilation par J. Derudder – éd. Unicité

2 Pratique de la Voie intérieure – Le quotidien comme exercice – K.G. Dürckheim – éd. Le Courrier du Livre

3 Dôgen Zenji (12ième Siècle) Fukanzazengi : Règles et méthodes pour la pratique de zazen

4 Leçons sur Tchouang-Tseu - J.-F. Billeter - p. 47-48 – éd. Allia

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