mercredi 30 mars 2016

Aux bons soins des jaloux avec Alexandre Jollien


Une amie me disait : « Le jaloux voit mal. » D’où la nécessité d’une conversion du regard pour me contenter de mon sort. Autant dire qu’il y a du travail. Car, presque automatiquement, je suis porté à penser que l’herbe est fatalement plus verte dans le pré du voisin. Combien de situations me satisfont véritablement ? Quand suis-je vraiment rassasié, comblé ? La jalousie nous arrache à nous-même, elle nous fige sur le manque, sur nos lacunes, sur ce qui nous fait défaut. Ainsi, je jalouse tel individu pour son physique, son aisance ou même sa joie. Qu’il est difficile de contempler la réussite de l’autre sans éprouver un petit pincement au cœur ou carrément une envie féroce. Si le spectacle du malheur d’autrui peut susciter de grands élans de solidarité, s’il peut engendrer des héros, la vue du bonheur n’a pas toujours cet effet bénéfique. Elle ne grandit pas nécessairement, loin s’en faut. Quel remède apporter à un mal si répandu ?

Dans ma quête, un livre me prête main-forte. Dans Consolation de la philosophie, Boèce imagine dialoguer avec Dame Philosophie en personne. C’est qu’il a tout perdu, ou presque. Homme politique, le voilà destitué par Théodoric, lui qui n’a eu de cesse de pratiquer la justice, de viser le bien commun, attend dans sa résidence forcée sa condamnation à mort. Injustement puni, l’âme troublée, le supplicié reçoit alors la visite de Dame Philosophie.

De son attirail thérapeutique, je retiens un outil essentiel : personne n’est jamais mécontent de l’intégralité de son sort. Ainsi, je ne dirai plus : « J’en ai marre de tout. » En effet, il faut tomber bien bas pour en avoir marre de tout. Serait-ce que subsistent toujours quelques branches pour s’accrocher ? Une petite lueur d’espoir, la santé, un ami... pour nous remonter le moral. Et Dame Philosophie de dire précisément à Boèce que l’épreuve lui donnera l’occasion de découvrir qui sont réellement ses vrais amis. Effectivement, la fortune n’a pas tout pris à Boèce. Il lui reste ses fils, sa femme et d’authentiques amitiés. Certes, même cela sera bientôt repris, cependant, ici et maintenant, le prisonnier peut s’appuyer sur ces soutiens. Je découvre un corollaire à la cure prodiguée par Dame Philosophie : on ne jalouse jamais l’intégralité du sort d’autrui. Il se présente toujours un hic dans la vie de la personne que j’envie que j’aimerais éviter. Ce sportif d’élite s’est fait larguer malgré ses biceps et son compte en banque. Cet écrivain talentueux arrive au bout du rouleau, la maladie le ronge. Et ce ne sont pas forcément que des grands trucs qui peuvent gâter notre joie.

Chacun essuie les hauts et les bas d’une existence avec plus ou moins de ressources. Je trouve ainsi une invitation à bien regarder l’herbe du voisin, à soigneusement contempler celui que je jalouse. Et, ô merveille, la jalousie du début peut donner lieu à une véritable pratique de la compassion. En somme, Dame Philosophie invite tout simplement son malade à connaître les règles du jeu. La vie n’est simple pour personne. Tôt ou tard, même la plus clémente des fortunes devient capricieuse et change. Et notre thérapeute va jusqu’à prétendre que les plus privilégiés sont en fin de compte les plus fragiles. Sans aller jusqu’à plaindre le jeune homme à qui tout sourit, je puis ouvrir les yeux pour ne pas juger trop vite du bonheur des autres et de mon malheur.
Cependant un mystère demeure : souvent, les êtres les plus accablés par le sort goûtent les plus grandes joies. Et pourquoi n’en serai-je pas jaloux ?


Alexandre Jollien est un philosophe et écrivain né en 1975 à Savièse, en Suisse. Son dernier livre, le Philosophe nu, est paru au Seuil.


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2 commentaires:

Fifi a dit…

coup de coeur pour l'oeuf jaloux :-)

Acouphene a dit…

Oui je comprends... il va sortir de sa coquille...