jeudi 5 février 2015

L'homme qui marche... (2)


La poésie devient aussi révolutionnaire…

Elle l’est. C’est que les puissances mortifères qui se développent à certains moments, dans l’histoire, ne supportent pas la moindre herbe de vie, la moindre brise. Il faut qu’il n’y ait plus aucun courant d’air dans les rues de la ville ; iI faut que le ciel soit fermé. Et il n’y a rien qui rouvre tout, à la fois les fenêtres et à la fois le ciel, comme la poésie, ou comme une parole d’enfant ; il n’y a rien d’aussi puissant. La parole poétique est par essence subversive, elle n’est pas gentille, elle n’est pas mièvre, elle n’est pas sentimentale. Elle est insurrectionnelle, c’est une force de vie, pas de mort, oui…

Est-ce que les mots d’aujourd’hui saisissent la vie ?

Les mots qui servent à rendre compte de la vie d’aujourd’hui, la plupart du temps, sont prémâchés et donc ils ne sont pas nourriciers. Aujourd’hui, on nous voile les choses sous prétexte de nous les éclairer. On ne peut guère ouvrir un journal ou entendre une émission de radio ou de télé sans qu’on vous parle d’économie. L’argent a une main mise sur presque tout. Le commerce cherche à attraper la vie, mais la vie est inimitable. Or moi, je crois que la langue économique n’est pas la première. On a besoin d’un langage et d’un monde qui ne soient pas mis tout entier sous un code-barres. On en a un besoin affolant, cela explique une partie des choses qui se passent. Il faut aller dans une forêt de mensonges en se guidant juste avec son instinct et son oreille, essayer d’entendre là où on nous ment. On peut y arriver…

La quête de réussite, de richesse, de jeunesse éternelle, est-ce compatible avec cette recherche ?

Il n’y a pas un gramme de vie dans les images lisses que proposent d’eux-mêmes les plus grandes fortunes de ce monde, ces vies fermées de milliardaires américains avec leurs piscines infernalement bleues. Je ne sais pas si l’argent à lui seul réussit ce prodige, mais ce n’est pas avoir de la chance que de se mettre à l’abri de la vie, des surprises, de l’imprévu. Ces châteaux-là sont des châteaux de néant et ils s’écrouleront. Ils ont peut-être déjà commencé…

Le monde autour de nous est en train de se couvrir de carapaces (casques, gilets pare-balles), cela vous inquiète-t-il ?

Tout cela tombe au premier coup de tonnerre, ou alors quand on est amoureux. Ces jeunes, dont vous dites qu’ils ont des casques greffés sur le crâne, attendent le tremblement de terre amoureux. C’est devant eux, et c’est quelque chose devant quoi toute l’électronique ne tient pas. Devant le tremblement d’une mèche blonde ou brune, devant le sourire de quelqu’un que l’on aime et qui s’en va, toutes les armures que nous avons inventées ne tiennent pas, elles tombent. Elles tombent… Elles tombent. Ma confiance, elle est dans ce point-là, elle est, au fond, dans le fait que la protection totale nous est impossible, et on le sait, on le voit en plus…

Les extrêmes s’affrontent désormais, les mèches dont vous parlez sont parfois cachées sous un voile…

Je pense que le bateau coule et en même temps, je suis confiant. Malheureusement, l’humain s’éloigne ces temps-ci. Il est enlevé même des visages et des regards, mais cela ne peut pas ne pas revenir parce que, tôt ou tard, vous avez à faire à l’inconnu d’aimer, à l’inconnu de mourir, à l’inconnu de perdre quelqu’un ; à des joies, à des amours, à des épreuves qui sont la base même de la vie et devant lesquelles vous vous redécouvrez. Et pas uniquement des choses malheureuses, mais la simplicité de l’humain est inaltérable. Elle est recouverte, parfois même détruite, mais elle peut renaître. À tout moment.

Beaucoup de visages se ferment dans les villes…

C’est vrai… Mais cette fermeture n’est pas définitive. L’inépuisable est à notre porte. Dans le métro, les gens ne le savent pas, mais ils sont magnifiques. Parfois, ils ont des visages de livres fermés, mais il suffit de très peu pour rouvrir un livre fermé. Chacun doit trouver sa place dans la vie, personne n’est inutile, absolument personne. À partir du moment où vous avez l’intuition que vous avez trouvé votre place, il faut la tenir, faire votre travail. Il y a un trésor de choses pauvres qui nous est redonné, à tous, chaque matin, tant qu’on est vivant et que nous devons essayer de ne pas trop abîmer. Une belle vie, c’est une vie où la personne a beaucoup donné d’elle-même, s’est beaucoup élancée. Il y a eu beaucoup de floraisons, beaucoup de risques pris. C’est ça, la vraie chance, c’est parfois coûteux, c’est parfois déchirant, mais c’est magnifique.


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