Dans son nouvel ouvrage, Anne-Dauphine Julliand raconte sa confrontation à la mort d’un troisième enfant...
Je ne cherche pas de signes d’eux. Nulle part. Ni dans le dessin des nuages, ni dans le bourdonnement d’une ampoule, ni dans les soupirs de la maison. Je ne cherche pas de signes d’eux. Mais j’en vois. Comme ceux que Gaspard a vus après la mort de Thaïs.
« Tu verras, elle t’enverra des signes, c’est sûr. » Elles étaient trois amies venues me rendre visite, serrées sur le canapé. Je leur avais servi un jus de fruits, j’aurais préféré un alcool fort. De ceux que je ne bois jamais d’ordinaire. Mais les jours n’avaient plus rien d’ordinaire. Ils suivaient celui de la mort de Thaïs. « Mort ». J’ose le mot, comme Gaspard le faisait alors. Lui seul capable, dans l’insouciance de son enfance. Il n’avait pas encore six ans. Il est entré dans le salon, s’est laissé embrasser par chacune, baiser mouillé de larmes, puis il nous a oubliées. Il s’est installé sur le parquet, allongé sur le ventre, les jambes repliées en l’air qui, dans leurs battements, dessinaient des ciseaux. Il a étalé ses jouets; plongé dans son monde imaginaire, il parlait tout haut. Comme si nous n’étions pas là. Mais en réalité, il entendait, il écoutait notre conversation gênée. Il guettait nos réactions pour ajuster les siennes. Comme s’il devait apprendre de nous dans la peine. Sans savoir que c’était nous qui nous inspirerions de sa manière de faire. De son instinct à se confronter à la réalité, quand nous tentions de la fuir. De la simplicité de ses larmes, de sa confiance dans nos bras, de la spontanéité de ses paroles, de sa manière de s’adresser au ciel, de son rire retrouvé.
Quand elles se sont levées pour partir, leur verre à peine touché, l’une de mes amies a posé sa main sur mon bras. « Tu verras, Thaïs t’enverra des signes, c’est sûr. » Je n’ai rien répondu. Mais cette injonction à guetter des preuves m’a agacée. Pourquoi chercher à faire parler l’Au-delà ? J’ai refermé la porte derrière elles. Gaspard a disparu dans sa chambre. Avant de revenir, un livre dans la main. Celui que nous avions lu quelques nuits plus tôt, collés l’un contre l’autre. Une belle histoire d’amitié. Il voulait que je la lise encore. Quand j’ai tourné la dernière page, il a dit en caressant son oreille, comme il le faisait quand il était ému : « Ton amie tout à l’heure, elle a dit que Thaïs t’enverra des signes. C’est des signes comme celui-là ? C’est possible d’en avoir en vrai ? » Son doigt a pointé la couverture du livre, le dessin élégant et son titre « Mon cygne argenté ». Pour lui, les signes étaient des cygnes.
Je n’ai jamais oublié les cygnes de Gaspard. Grâce à eux, et à lui, je souris intérieurement chaque fois que l’on me demande si je vois des signes de mes enfants.
Ce matin, je suis partie toute seule marcher dans la campagne autour de la maison de mes parents. Un besoin de m’éloigner, de retrouver le calme et de hurler ma peine loin de toute oreille. Sur l’étang au bout du chemin de terre, là où nous aimons nous promener en refaisant le monde, une boucle empruntée par toutes les générations de la famille, sur l’étang, cinq taches blanches contrastent avec la surface sombre. Cinq cygnes dans toute leur élégance. J’admire la grâce de leur glissement sur l’eau. Trois d’entre eux se détachent et s’approchent de la rive. Tout près. Il suffirait que j’avance de quelques pas, le bras tendu, pour effleurer leur plumage. Je ne bouge pas. Nous restons dans un face-à-face. Puis, en un seul mouvement, ballet coordonné, ils courbent le cou, inclinent bas la tête. Tous les trois. Une révérence. Un salut. Un signe.
Mes signes sont des cygnes.
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