dimanche 24 mars 2024

Anne Le Maître : « Le silence conduit au cœur profond » (2)


Le silence peut être perçu comme une perte de temps… Vous, vous croyez au contraire à sa fécondité ?

Oui, et j’aime l’image de la jachère : parfois, ne rien faire est plus fécond que faire. Si cela est avéré en agriculture, pourquoi cela ne serait-il pas vrai pour nous aussi ? En passant pendant deux ans dans mon petit jardin à écouter les oiseaux, j’ai réalisé qu’il y en avait 41 sortes différentes. La fécondité de cette écoute ne fut pas seulement l’identification de 41 espèces, elle engendra aussi une prise de conscience le jour où il en manqua un : je mesurai alors l’effondrement biologique, et, face à cette réalité insupportable, je me mis dans l’action en m’engageant dans l’écologie. L’idée de jachère prend ici tout son sens : dans mon silence du matin, j’ai longtemps ignoré que 41 sortes d’oiseaux se cachaient dans le jardin. Le silence permet une autre perception du réel. Il nous rend plus poreux à ce qui nous entoure, et offre ainsi la possibilité de se laisser toucher et rejoindre.

Si le silence est fécond, il peut aussi être mortifère…

On parle de « silence de mort ». Il y a le silence des victimes et celui des bourreaux. Le silence de celui qui n’a pas la place de s’exprimer, et du témoin qui ne veut pas voir, pas dire. Le silence comme négation de l’être, de ce que vit l’autre : ceci n’existe pas, je ne veux pas entendre ta parole. On le voit notamment avec les abus sexuels. C’est là le contraire du silence d’écoute. Il y a aussi le silence enfermant, de la personne qui ne peut plus parler en elle-même, parce qu’elle est, par exemple, en dépression. Il faudra beaucoup d’écoute pour parvenir à la faire sortir de ce silence…

Alors que nous aspirons, dans une société très bruyante, à de plus en plus au silence, ce dernier nous fait peur…

Il y a peut-être, dans ce paradoxe, une réaction de survie : nous vivons dans une société de la sursollicitation permanente, en bruit, en sons, en monde. En images aussi – qui génèrent du bruit intérieur. Nous avons du mal à échapper aux écrans dans l’espace public, cela envahit nos cerveaux. Sans parler de nos téléphones qui nous envoient des notifications. Notre organisme en pleine overdose voudrait être plus tranquille et dans le même temps, s’il est enfin moins sollicité, on se sent esseulé, comme mort. Si la relation n’est que sur le mode de la sursollicitation, alors l’absence de sollicitations reviendrait à absence de relation. Là se niche peut-être l’angoisse, en partie. Et pourtant : si le langage est relation avec l’autre, le silence peut aussi être relation. Merveille du silence partagé dans l’amitié ou l’amour… Pouvoir se taire à deux, c’est vivre ensemble la présence.


Notre société est aussi celle de la performance, de la frénésie, du rendement…

Et le silence, lui, est gratuit et prend du temps… Le risque de nos sociétés hypermatérialistes est de nous vider de l’intériorité. Et ce qu’il reste de l’intériorité, on nous le vend sous forme marchande : multiplication de stages de développement personnel, de yoga, de jeûne, etc. Loin de moi l’idée de condamner tous les stages, mais il s’agit de faire preuve de discernement et il y a des miroirs aux alouettes. La gratuité est d’ailleurs suspecte et c’est comme les stages de jeûne où vous payez très cher le fait d’être encadré pour ne pas manger : j’imagine que si l’on avait réussi à mettre un prix au silence, il y aurait des marchands de silence.

Vous faites le lien dans votre livre entre le silence et le jeûne…

Dans les deux, on creuse pour faire place à l’inattendu. Car, si on attend quelque chose, on ne fait pas réellement place. L’inattendu est comme la Résurrection. Quelle surprise pour les apôtres face au Christ ressuscité ! On retrouve cet inattendu dans la Nativité, faisant suite à l’Avent, temps d’attente et de silence : un roi enfant né dans une mangeoire… Jeûner de bruit, pratiquer « l’abstinence des lèvres », comme l’écrit Nathalie Nabert, dans le Maître intérieur, n’a ainsi pas pour but d’attendre quelque chose de précis, au contraire. La fécondité est la possibilité d’un surgissement quel qu’il soit. D’un projet, d’une parole, d’une rencontre.

Dans le silence comme dans le jeûne, la question du manque est cruciale…

Le silence nous fait éprouver le manque, car il nous oblige à nous asseoir et à nous poser les vraies questions. À revenir à l’essentiel. Or, face à une société du plein, du gavage, avec trop de bruit, de calories, de choses à acheter ; une société qui répond toujours à la satisfaction immédiate du besoin et du désir, se découvrir habité par le manque – et je pense qu’il est consubstantiel à ce qu’on est – me paraît un remède sain. Car c’est en se vivant dans l’incomplétude qu’on ira chercher ailleurs, qu’on s’ouvrira à la relation à l’autre et à Dieu.

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