samedi 7 avril 2012

De maître à disciple avec Gilles Farcet

Il y a 20 ans...
Gilles Farcet, écrivain, journaliste, animateur de stages, se consacre depuis une dizaine d'années, dans ses écrits comme dans sa vie, à une meilleure compréhension de la relation maître-disciple, située au cœur de toutes les traditions spirituelles.




Laura WINCKLER : Vous parlez souvent dans vos écrits de la relation maître-disciple. Pouvez-vous nous expliquer ce qui dans votre vie vous a amené à réfléchir et à mettre l'accent sur cette relation ?


Gilles FARCET : Tout d'abord la conscience très claire que pour progresser, pour croître dans quelque domaine que ce soit, profane ou sacré, humain ou spirituel (les deux étant d'ailleurs à mon sens inséparables) il faut apprendre. Je suis très étonné de constater que nombre de gens prétendent aujourd'hui se passer de maître dans le domaine spirituel, alors même que chacun s'accorde à reconnaître la nécessité d'un apprentissage rigoureux dans les autres sphères de l'existence. Si je désire jouer correctement du piano - sans parler d'être un virtuose - il me faudra prendre des cours, m'initier au solfège, m'ouvrir à certaines influences. Je devrai choisir un professeur et ne pas en changer tous les quinze jours. Tout le monde juge normal et même indispensable qu'un futur médecin aille à l'université et suive des stages à l'hôpital. J'avoue donc être surpris de voir cette nécessité d'une formation sérieuse si peu reconnue aujourd'hui parmi ceux et celles qui disent s'intéresser à "la spiritualité". Beaucoup "picorent" un peu partout, suivent un stage, puis un autre... Or, je crois que si l'on veut véritablement approfondir il faut, non pas être fermé et ne plus jurer que par une personne hors de laquelle on ne voit point de salut, mais du moins s'exposer de façon durable à une influence, à une "école", pour reprendre un terme cher à Gurdjieff ; quitte ensuite à pouvoir d'autant mieux s'ouvrir et se montrer disponible.


Donc, pour répondre de manière plus personnelle à votre question, mon intérêt pour le rapport maître-disciple vient de ce que j'ai eu assez tôt conscience de la nécessité de cette relation pour un travail spirituel digne de ce nom. Je ne vais pas vous raconter ma vie, mais disons qu'à l'âge de 23 ans, après avoir beaucoup pratiqué certaines techniques de méditation, fait de nombreuses et longues retraites, je me suis rendu compte de l'omniprésence de cette relation maître-disciple dans toutes les traditions. Qu'il s'agisse de la tradition hindoue, de la tradition bouddhiste, du soufisme, du christianisme des premiers temps et même de la tradition philosophique occidentale, celle de Socrate et Platon, on retrouve toujours et partout cette relation du maître et du disciple. Elle est d'ailleurs source de très belles histoires, vraies ou symboliques, et porteuses de vérités profondes. Par conséquent, je ne pouvais pas prétendre être un génie spirituel capable de tout découvrir par lui-même. Non que les génies spirituels n'existent pas : Ramana Maharshi, l'un des grands sages hindous du début de ce siècle, s'est éveillé "spontanément" à l'âge de dix-sept ans, sans avoir suivi d'enseignement. Mais quand on s'engage sur un chemin, on ne saurait partir du principe que l'on est un génie et un nouveau Maharshi... Si l'on aspire à bien jouer du piano et à composer, mieux vaut commencer tôt à prendre des cours plutôt que de se prendre d'emblée pour Mozart.




La rencontre d'un disciple avec son maître


L.W. : Pouvez-vous nous parler un peu de votre itinéraire ?


G.F. : Oui, mais à condition de préciser que cet itinéraire n'a rien d'exemplaire ou d'exceptionnel. Il se trouve que l'on m'interroge parce que j'écris des livres et ai quelques activités publiques. Mais il y a, ne serait-ce qu'en France, des personnes bien plus avancées que moi et qui pourraient parler avec davantage d'expérience et de perspective de la relation maître-disciple. Sans doute n'est-ce ni leur fonction ni leur désir. Ceci précisé et puisque je suis distribué dans le rôle du "parleur", allons-y ; il m'est très tôt apparu - aux alentours de mes vingt ans - que, quoique très intéressé par le bouddhisme, l'hindouisme et les spiritualités orientales en général, je me devais de rencontrer un maître occidental. Je me suis toujours senti d'Occident, appelé à une relative insertion dans le monde tel qu'il était, pour le meilleur et pour le pire ; je n'ai jamais durablement cru que ma vocation était de me retirer, d'aller vivre en Orient ou de mener une vie contemplative dans le sens précis de ce terme - c'est-à-dire accorder la priorité à la méditation plutôt qu'à l'action. J'aspirais à une spiritualité dépouillée de tous les exotismes, de tout le côté rituel ; en outre, il était pour moi très important de pouvoir entretenir cette relation avec un être humain bien sûr enraciné dans l'expérience spirituelle mais en même temps passé par les tribulations d'un Occidental moyen.


Comment dire ? Je voulais être guidé par quelqu'un dont les références culturelles au quotidien seraient essentiellement les miennes : quelqu'un à qui la nécessité de payer un loyer et des notes de téléphone ne serait pas étrangère, quelqu'un ayant eu une famille, ayant vécu et travaillé non dans un ashram en Inde, mais à Paris ou New York. Ceci me paraissait très important, justement parce que la sagesse, si elle existait, devait être possible partout et non dépendante d'une culture ou d'un contexte particulier. Cela n'enlève rien à la grandeur des cultures traditionnelles ni au fait que certains environnements semblent bien plus propices à la recherche intérieure. Reste que jamais je n'ai voulu rejeter mon héritage, ni même cette civilisation, malade sans doute, folle à bien des égards et cependant très propice à la recherche, du fait de sa folie même... A l'âge de vingt-trois ans, j'ai donc rencontré Arnaud Desjardins avec qui je me suis tout de suite senti en confiance. Dès notre premier contact - j'ai assisté à une réunion qu'il animait - je me suis trouvé à ma place et ai eu le sentiment d'avoir essentiellement découvert ce que je cherchais. Tout le travail restait encore à faire, mais il me semblait avoir trouvé mon "école".


L.W. : Cela, vous ne l'avez jamais remis en question ?


G.F. : Non. Si Arnaud Desjardins a beaucoup d'admirateurs, il a aussi ses détracteurs. Comme toute personne en sa position, il fait l'objet de critiques et de jugements parfois très sévères et tranchés. Je crois avoir toujours laissé monter en moi les doutes et les interrogations, parce que cela fait justement partie de l'enseignement de ne rien refouler et de regarder ce qui monte en soi sans se voiler la face ; mais jamais je ne me suis véritablement posé de "problème" vis-à-vis de sa transmission ou de telle ou telle de ses attitudes. Beaucoup de gens passent leur temps à chercher la petite bête, à se demander si le maître qu'ils prétendent suivre - surtout s'il s'agit d'un occidental ordinaire dont l'existence n'est pas exempte de difficultés courantes - est bel et bien éveillé, bien ceci, bien cela, s'il est "mieux" ou "moins bien" que tel autre, etc., etc. Pour ma part, j'ai d'emblée ressenti Arnaud comme profondément bon et honnête, enraciné en sa profondeur, animé par le désir non-égoïste de venir en aide à autrui et ne parlant que de ce qu'il avait lui-même vécu et expérimenté. J'ai eu par la suite l'occasion de le fréquenter d'assez près dans des situations diverses et il ne m'a jamais déçu, peut-être parce que mon aspiration de départ était claire et que je ne cherchais ni un super-héros ni un yogi miraculeux mais un maître, un guide - en d'autres termes une personne parvenue à la maîtrise et capable de m'indiquer comment moi-même progresser vers cette maîtrise. Le fait de me sentir à ma place auprès de lui ne m'a pas empêché de m'ouvrir à d'autres formes et à d'autres voies, ainsi qu'en témoignent mes articles et mes livres, notamment le dernier, L'Homme se lève à l'Ouest, les nouveaux sages de l'Occident (Albin Michel). Lui-même m'a encouragé à rencontrer des Sages, des disciples, et des maîtres. Ni sectarisme ni fermeture, donc, mais un nécessaire enracinement.


L.W. : Cette relation existe toujours ?


G.F. : Oui, bien sûr. Je crois qu'elle ne saurait être brisée. Encore faudrait-il savoir de quelle relation nous parlons...


Si j'évoque "ma" relation avec Arnaud Desjardins, on aura l'impression qu'il s'agit des rapports qu'entretient Gilles Farcet, 33 ans, écrivain et journaliste, avec Arnaud Desjardins, 66 ans, auteur de livres et gourou... Or il ne s'agit pas de cela. Certes, ma personnalité entretient effectivement des rapports avec la sienne, nous nous entendons plutôt bien. Je veux bien que l'on me dise que j'ai cherché en lui mon père, c'est tout à fait vrai, d'autant plus que je l'ai rencontré en pleine période de formation, alors que je terminais mes études et ne gagnais pas encore ma vie. Mais là n'est pas l'essentiel. Car après tout, j'ai eu la chance d'approcher beaucoup d'autres personnes remarquables et même susceptibles de me fasciner davantage sur le plan artistique ou humain. Le cœur de la relation est d'un autre ordre.


Il ne s'agit pas tant d'une relation entre deux personnes que d'une relation entre un maître et un disciple, ou un apprenti-disciple, ou un apprenti-apprenti-disciple, je ne sais pas... quelqu'un qui, en tout cas, essaie sincèrement de suivre le chemin proposé. Et cette relation, finalement, est à la fois extrêmement personnelle et tout à fait impersonnelle.


Si cette relation a vraiment été établie, elle ne peut pas être brisée. Elle ne se situe pas sur le seul plan immédiatement humain, elle transcende les formes transitoires.


L.W. : Pourquoi dites-vous : "Si cette relation a vraiment été établie..." ?


G.F. : Parce qu'en cette matière, il convient de rester très prudent.
Cela se vérifie dans le temps. Voilà une dizaine d'années que je m'expose à cette influence. Ce n'est pas mal mais, en même temps, c'est court et je suis encore jeune. Rendez-vous dans vingt ou trente ans...


L.W. : Peut-on parler de filiation d'idées ? Où se situe d'après vous l'origine de cette relation ?


G.F. : Elle part de l'essentiel pour aboutir à l'essentiel. Karlfried Graf Dürckheim distingue ce qu'il appelle le niveau essentiel du niveau existentiel. Dans la mesure où le maître a retrouvé au plus profond de lui-même ce qui constitue l'essence, la réalité ultime de tout être vivant, c'est à partir de cette essence qu'il établit une relation avec le disciple.


Et c'est également à partir de son être essentiel, même s'il n'en est pas conscient, que le disciple va vers le maître. Tout appel authentique, tout élan vrai vers le maître et ce qu'il transmet procèdent de l'essence. La relation maître à disciple se manifeste certes sur le plan existentiel : je puis téléphoner au maître, déjeuner avec lui, prendre le train en sa compagnie, avoir avec lui des entretiens... mais ce n'est là que l'apparence. L'important se joue dans l'ordre de l'essence. Tout maître authentique est véhicule et serviteur d'une essence universelle et impersonnelle, laquelle utilise ses qualités et aptitudes humaines pour se manifester. Aussi le maître s'adresse-t-il de l'essence à l'essence, "de mon âme à ton âme, de mon être à ton être, de mon cœur à ton cœur", comme le dit la belle expression traditionnelle. Sur ce plan, le gourou n'est pas un autre que le disciple. Mon essence - ce que je suis, au-delà de toutes les particularités et limites de la manifestation transitoire appelée Gilles Farcet - était à la recherche d'elle-même et s'est reconnue en la manifestation transitoire appelée Arnaud Desjardins, cette dernière constituant un véhicule plus purifié et transparent. Lorsque je percevrai qu'il "n'y a plus deux mais un", lorsque je ne me prendrai plus pour Gilles et ne prendrai plus Arnaud pour Arnaud, l'énergie du gourou aura fait son office. Cela, bien sûr, c'est le "but", si on peut parler de but pour une réalité qui est déjà là, bien que je n'en aie pas conscience. Mais dès le départ, la relation, si elle s'établit vraiment, se noue au niveau essentiel. C'est parce qu'elle relève de l'essentiel qu'elle est impérissable, alors que ce qui ne relève que de l'existentiel sera nécessairement périssable. Arnaud dit souvent que depuis que son maître est mort, jamais il ne s'est autant senti en communion avec lui. Il ne le perçoit plus comme situé dans l'espace et le temps mais le ressent toujours présent.




Le maître ne présente pas de signes extérieurs de sagesse


L.W. : A quoi reconnaît-on un maître ? Y a-t-il des garanties permettant de ne pas se tromper dans son choix ?


G.F. : C'est une question très difficile et qui prête à confusion. On s'imagine souvent, en effet, pouvoir reconnaître un maître de manière quelque peu miraculeuse. Nous avons tous été nourris de ces histoires - d'ailleurs vraies, pour la plupart - où le maître, voyant le disciple se présenter à lui pour la première fois, l'apostrophe : "Ah, enfin, vous voilà ! " Si de telles choses arrivent, elles ne sont pas si fréquentes, surtout en Occident. En outre, le maître n'apparaîtra pas nécessairement comme un être rayonnant, surnaturel ou hors du commun.


Outre Arnaud Desjardins, j'ai rencontré un certain nombre d'hommes ou de femmes que je considère comme des sages - rencontres racontées dans mon dernier livre. Dans la plupart des cas, ce sont des gens sur lesquels je ne me serais pas retourné dans la rue. Lors de certains moments intimes ou privilégiés, il arrive que le maître laisse transparaître un peu de ce qu'il vit intérieurement. Mais sinon, je ne crois pas à l'existence d'indiscutables signes extérieurs de sagesse.


L.W. : Le calme, le détachement, peut-être ?


G.F. : Oui et non. Nous allons appréhender le maître comme nous appréhendons le monde en général, c'est-à-dire à travers nos projections et notre mental. Comment pourrions-nous donc savoir ce qu'est le détachement ? Nous nous en faisons tout au plus une idée à la lumière de laquelle nous allons évaluer le détachement du maître. Et si la façon dont il manifeste son détachement ne correspond pas à notre attente, à notre représentation du détachement, nous allons être déçus et formuler des jugements. Nous pourrons ainsi nous tromper totalement, prendre pour détaché un homme qui ne le sera nullement et vice versa... Il est vrai qu'avec le temps et la maturation, le regard se purifie et l'on devient mieux à même, non de "juger" mais de tout simplement voir. Un disciple ayant un peu de "bouteille", si vous me permettez l'expression, ne se laissera pas abuser par le premier causeur venu, si impressionnant soit-il. Mais quant à reconnaître un sage... On dit que seul un sage peut en reconnaître un autre. Cela demeure en tous les cas une affaire intime et tout à fait subjective. Ce qui me frappe, moi, c'est le peu de distance que nous avons, de manière générale, vis-à-vis de nos opinions. J'entends par exemple X décréter que tel livre est excellent, très bien écrit, profond et Y affirmer que ce livre est décevant. Peu importe qui a raison : ce qui me sidère, c'est que X comme Y ne puissent un seul instant mettre en doute leur propre jugement qui pour eux semble définitif, prononcé d'en haut pour le temps et l'éternité. Et malheur à l'insensé qui dira le contraire... Nous conférons à nos opinions, la plupart du temps totalement subjectives, une valeur universelle et objective. Si cela est vrai pour un livre, que dire d'un maître ou d'un sage ? Certains sont très choqués de constater chez le maître un comportement en lequel ils voient la preuve de son absence de détachement. Mais d'autres considéreront cette même attitude comme un suprême témoignage d'amour et de sagesse... Je suis persuadé que le mental peut nous faire prendre des vessies pour des lanternes, nous faire voir l'avidité chez un homme généreux et la générosité chez un avare.


Donc, le point sur lequel je voudrais surtout insister en réponse à cet aspect de votre question, c'est que nous nous imaginons, en général, être capables de voir objectivement. Or, c'est faux. L'une des premières leçons dipensées par le maître, c'est que nous sommes longtemps incapables de voir. On me dira que c'est là "la porte ouverte à tout". C'est ainsi que les admirateurs de gourous, disons, discutables, en arrivent à justifier l'injustifiable, à conférer à des comportements néfastes une aura de sagesse. C'est effectivement un domaine très délicat. Mais la relation de maître à disciple ne répond pas aux critères soi-disant objectifs et rationnels sur lesquels notre société insiste tant.


Quelles sont les garanties ? Je dirai finalement qu'il n'y en a pas. C'est une entreprise risquée, à l'image de la vie. Il est parfaitement possible que l'on se trompe. Mieux vaut se tromper et prendre une bonne leçon que de rester tiède et indifférent. Aujourd'hui, nous prétendons vivre une vie intéressante mais assurée tous risques. Ce n'est tout simplement pas possible. Il faut s'exposer. Cela dit, un maître véritable pose des garde-fous et sait ce qu'il fait. Il ne nous entraîne jamais plus loin que là où nous pouvons aller. Néanmoins, la tradition a toujours admis la possibilité d'accidents, même auprès des maîtres les plus compétents. Si je fais du cheval, même avec l'instructeur le plus compétent, je cours le risque de tomber et de me casser la jambe, voire de me tuer... cela fait partie du jeu. Refuser le risque, c'est s'engluer dans une mentalité d'assisté qui ne nous mènera nulle part ailleurs que dans nos pantoufles !


L.W. : Une des caractéristiques des maîtres n'est autre que le sens de l'humour. Qu'avez-vous à dire à cet égard ?


G.F. : Je pense que tous les maîtres, sans exception, ont un sens de l'humour très développé. L'humour est une grande arme de guerre, si j'ose dire, pour le gourou, car il implique le paradoxe. C'est par l'humour que l'on peut donner à voir tout le côté paradoxal, mystérieux et incongru de cette existence. Le maître peut aussi amener le disciple à rire de lui-même, de ses faiblesses, des absurdités de son mental, de ses tentatives aussi vaines que désespérées pour se prouver qu'il y a d'autres solutions que de mettre en pratique l'enseignement... Une fois devenu un tant soit peu lucide, capable d'entrevoir l'étendue de sa propre folie destructrice, le disciple n'a d'autre possibilité que de pleurer ou de rire.


Autant rire... L'humour est capital parce qu'il témoigne d'une distance. Une personne dépourvue d'humour ne saurait être spirituelle. La langue française nous met d'ailleurs sur la voie : ne dit-on pas d'un être plein d'humour qu'il se montre très... "spirituel" ? L'humour est une qualité nous permettant de considérer les péripéties de l'existence avec recul et perspective. En fin de compte, qu'est-ce que la vie, sinon une tragi-comédie ? Comique, parce que toutes nos manœuvres et stratégies égocentriques sont parfaitement dérisoires et souvent maladroites ; tragique, parce que c'est là le tissu de nos vies et qu'à travers ces manigances, nous ne cherchons qu'à être aimés. Je crois qu'un être véritablement spirituel perçoit pleinement cette dimension tragi-comique de la vie. Mais ce qui, chez certains, aboutit au cynisme, se traduit chez lui par une compassion toujours plus profonde. Si l'on perd ses illusions sans s'être ouvert à la dimension spirituelle, on devient désabusé ; si, par contre, on ne se masque plus l'horreur de la situation tout en percevant la dignité fondamentale de l'humain, on ne peut qu'être touché et devenir de plus en plus aimant. Je renvoie les lecteurs à une remarquable anthologie de l'humour des sages composée par Eric Edelmann : Plus on est de sages, plus on rit, (La Table Ronde). D'après ce que j'ai pu voir du manuscrit, ce livre donne bien à sentir la place tenue par l'humour dans l'enseignement des maîtres de tous les temps. Nous en avions bien besoin !




A quoi reconnnaît-on l'aspirant-disciple ?


L.W. : Faut-il remplir certaines conditions pour devenir aspirant-disciple ?


G.F. : Bien sûr. On parle toujours des maîtres, mais très peu des disciples. Et en fait, s'il y a relativement peu de maîtres, les disciples ne sont pas non plus légion. Le maître d'Arnaud disait souvent qu'il n'avait pas de disciple. C'est pourquoi je rougis de me laisser présenter comme un disciple. Un vrai disciple est une denrée rare... Plutôt que de sans cesse passer le maître au crible, plutôt que de passer son temps à comparer les gourous et les enseignements, il faudrait peut-être essayer de se qualifier en tant que disciple potentiel.


L.W. : Et comment se qualifie-t-on ?


G.F. : J'allais dire que l'on se qualifie comme disciple en suivant l'enseignement d'un maître... C'est à partir du moment où l'on s'expose sérieusement à une voie vivante que l'on commence à entrevoir ce que peut être un disciple... On se qualifie peu à peu, en mûrissant, en apprenant. Je crois qu'il faut d'abord, sauf exceptions, passer par une première phase où l'on demande énormément au maître. Certaines demandes sont d'ordre psychologique : nous voulons que le maître nous aime, s'intéresse à nous... Nous demandons à la vie de nous donner certaines choses, et c'est bien légitime. Va-t-on reprocher à l'enfant de demander l'attention de ses parents ? Et puis, quand on a suffisamment reçu, si on ne veut pas s'arrêter là, si on veut grandir, vient un moment où l'on commence spontanément à avoir davantage envie de donner. On commence à s'intéresser un petit peu moins à soi et un petit peu plus aux autres, ce qui n'est qu'une manière un peu plus fine de s'intéresser à soi-même. La relation avec le maître commence à changer, elle devient un peu plus équilibrée. L'aspirant-disciple est un peu moins dans la demande, un peu plus dans l'écoute, dans l'ouverture. Cest difficilement descriptible... Le disciple, ou l'aspirant-disciple un peu plus mûr vit en présence du maître ou, disons, en communion avec l'enseignement tout au long de la journée, mais cela ne se voit pas. Bien sûr, il lui arrive plus ou moins fréquemment de déraper - des dérapages plus ou moins violents et incontrôlés - mais il se rattrape toujours. Il ne peut plus sombrer dans le ravin. Je ne voudrais pas m'étendre davantage sur cet aspect et donner l'impression d'être plus avancé que je ne le suis. C'est une réalité que je commence à découvrir et qui, de toute manière, est mise en cause à chaque instant.


L.W. : Y aurait-il une troisième phase dans cette relation ?


G.F. : Je n'en sais rien. Il y en a certainement une, mais dont je n'ai pas l'expérience. Tous les enseignements parlent d'une phase où, le disciple ayant véritablement repris contact avec sa profondeur, la relation avec le maître devient complètement purifiée et transparente.


Sans doute est-ce la phase ultime de la relation maître-disciple. C'est peut-être à ce stade que l'on en arrive à cette fameuse phrase selon laquelle, quand on rencontre le Bouddha, il faut le tuer. Le disciple très avancé peut "tuer" le maître, c'est-à-dire que tout en restant à jamais lié à lui - je ne contredis pas ce que je disais précédemment du caractère indestructible de cette relation - il peut vraiment marcher sur ses propres pieds. Toute relation de dépendance, dans le sens infantile du terme, est terminée. Le maître peut mourir, voire faire mine de renier le disciple... La communion ne saurait être rompue.


Or, beaucoup de gens citent cette phrase : "Si vous rencontrez le Bouddha, tuez-le" en la prenant comme si elle s'adressait aux débutants ; à peine ont-ils rencontré, pas même le Bouddha - pourquoi le Bouddha se dérangerait-il pour eux ? - mais quelqu'un qui pourrait leur apporter quelque chose, qu'ils prennent de grands airs et veulent le tuer... A mon avis, c'est aller un peu vite en besogne. Ne peut "tuer" le maître que celui qui l'a vraiment "rencontré" - du moins est-ce ainsi que je comprends cette parole célèbre. Et avant d'avoir vraiment "rencontré" le maître... il faut avoir cheminé. L'utilisation courante de cette formule constitue à mon sens un excellent exemple de cette perversion des vérités aujourd'hui si fréquente. Comment pervertir une vérité ? C'est très simple : prenez dans un livre une formule s'appliquant à un niveau bien plus élevé que le vôtre et mettez-vous en tête qu'elle s'applique à votre niveau. Résultat garanti ! Si j'ai de vagues notions de physique quantique, je puis prétendre que la table n'est pas si solide qu'elle en a l'air, qu'elle ne se compose que de particules dansant dans le vide. A un certain niveau de perception, c'est vrai. Mais si je me cogne contre ce "vide", je vais bel et bien me faire mal.




Pourquoi devient-on apprenti disciple?


L.W. : Qu'est-ce qui nous conduit à devenir disciple à un moment donné ?


G.F. : Premièrement, une conscience du fait que l'on est loin du but, et donc que l'on a besoin d'une aide. Deuxièmement, une sincère et intense aspiration à ce qui fait la raison d'être de la relation maître-disciple.


Je crois que le disciple est quelqu'un qui a compris qu'il ne pourrait s'en sortir en continuant à être prisonnier de sa vision du monde, de son ego ; et que son fonctionnement ne le mènerait qu'à la vieillesse et à la mort.


Un disciple est quelqu'un qui a perdu tous les espoirs que les gens entretiennent d'ordinaire. Si je vais jusqu'au bout de ma pensée, je dirai qu'un disciple est quelqu'un de "désespéré", mais dans le sens positif du terme. Il n'entretient plus de vains espoirs, il n'investit plus toute sa vie dans sa situation, dans sa famille, si précieuse que puisse lui être sa famille, ou ses possessions. Il sait que ce n'est pas cela qui lui apportera la paix et la joie qui demeurent. Par conséquent, la réponse absolue est à trouver sur un autre plan, sans qu'il s'agisse pour autant d'une fuite, au contraire. Mais les désespérés de cette sorte sont rares. Beaucoup de gens viennent voir un maître pour lui demander d'améliorer leur situation existentielle, ce qui, en soi, est légitime : on en a besoin pour se tourner vers l'essentiel. Mais il faut se rendre compte, à un moment, que ce n'est pas cela qui va nous procurer ce que l'on cherche vraiment. Ce n'est qu'un aspect de la question. Il importe de fonctionner sur les deux plans.


L.W. : Etes-vous d'accord avec cette phrase que l'on attribue à la Bhagavad Gîta : "Quand le disciple est prêt, le maître arrive" ?


G.F. : Oui, je suis complètement d'accord. C'est une phrase que l'on peut comprendre à différents niveaux.
Tout d'abord, on la comprend souvent dans un sens immédiat : quand le disciple est prêt, il rencontre physiquement le maître, il trouve son maître. C'est vrai. On peut aussi comprendre cette phrase à un autre niveau : le disciple doit devenir de plus en plus "prêt". Ce n'est pas parce qu'il a physiquement rencontré le maître que le maître est "arrivé" jusqu'à lui. Au contraire, c'est là que le chemin se concrétise. Le disciple doit devenir de plus en plus disciple, et c'est lorsqu'il est "prêt", c'est-à-dire vraiment disponible au maître, que ce dernier "arrive", intervient davantage dans la vie du disciple, s'infiltre en ses recoins ou, en tout cas, lui donne de nouvelles possibilités de grandir. Quand je parle du maître, je parle aussi de la vie qui en est l'expression. C'est lorsque nous sommes "prêts" que la vie nous offre des opportunités de croissance qu'auparavant nous n'aurions pas reconnues ou pas su mettre à profit. Donc, je crois que cette phrase "Quand le disciple est prêt, le maître arrive", est vraie à tous les niveaux, depuis la personne qui rencontre physiquement son maître pour la première fois, jusqu'à la même personne, trente ans après, pour qui, brusquement, quelque chose se passe, un déclic subtil se produit. Elle est prête à ce moment-là à recevoir quelque chose, et le maître arrive, il est toujours au rendez-vous, même, j'en suis sûr, quand il est mort. La vie nous donne un enseignement et la tâche du maître consiste à nous apprendre à apprendre, à nous rendre capables de recevoir les leçons infinies de l'existence. C'est si simple et si complexe...


J'ai eu avec Arnaud Desjardins des entretiens publiés sous le titre de Confidences impersonnelles (Critérion) dans lesquels nous abordons toutes ces questions. Je crois que même la personne devenue maître reste disciple et continue d'apprendre. Elle aussi doit être "prête " pour que son maître arrive. "Que ton règne arrive", dit le Notre Père... Ressentie à un certain niveau, cette prière prend tout son sens...




De l'obéissance à la liberté intérieure


L.W. : Comment concilier la relation maître-disciple avec la quête d'autonomie et de liberté intérieure ?


G.F. : Nous nous croyons "indépendants", mais ce n'est qu'une illusion de plus. Nous ne sommes pas indépendants. Tout d'abord, nous sommes en relation avec tout ce qui nous entoure, avec les autres, pris dans un réseau d'interdépendances hors duquel nous ne pouvons survivre. L'ego se construit une superbe solitude, un splendide isolement, mais c'est une prétention absurde. Deuxièmement, quelle liberté avons-nous ? Nous en avons très peu. Nous nous croyons libres alors même que, pour la plupart, nous sommes conditionnés, soumis à une mécanicité implacable. Nous ne savons même pas pourquoi nous faisons telle ou telle chose, pourquoi nous avons fait tel "choix", pris telle option dont il nous faut aujourd'hui supporter les conséquences. Se croire indépendant et responsable participe à mon sens d'une énorme illusion. Une relation avec un maître digne de ce nom nous amène à entrevoir ce que pourrait être la véritable indépendance. Mais comme la vie est truffée de paradoxes, il se peut que l'accès à la véritable indépendance passe par une forme relative et momentanée de dépendance ; dépendance qui n'est extérieurement pas très marquée dans la voie que je suis ou dans des voies occidentales, qui font plus appel à la connaissance et à la discrimination, mais qui est très forte par exemple dans la Bhakti hindoue où le disciple est totalement dépendant. La psychanalyse aura beau jeu d'y voir une régression totale. C'est une régression, oui... mais ce n'est pas que cela, à moins que le disciple s'arrête en cours de route, auquel cas il passera sa vie à marmonner "Ma Ma Ma..." (je pense à la dévotion portée à certaines saintes hindoues) sans pour autant dépasser intérieurement cette étape. Mais cela fait partie des risques inévitables, et peut-être faut-il en passer par là pour accéder à la véritable indépendance.


De toute façon, c'est une idée ridicule de croire que l'on peut croître et véritablement approfondir une expérience sans passer par une forme de dépendance. Qui veut être indépendant ? C'est un ego, de toute façon coupé de lui-même et coupé des autres, crispé sur son petit monde de peurs et de désirs. Pour lui, être indépendant signifie : "je fais ce que je veux, quand je veux, où je veux ; c'est moi le maître du monde, le maître de l'univers". C'est une volonté de puissance mais c'est aussi une illusion. Cela peut sembler marcher un certain temps, mais en général, cela finit très mal.


La relation de maître à disciple, loin d'asservir, libère. Elle responsabilise et rend adulte. Jamais un maître n'encouragera son disciple à devenir infantile et dépendant de lui, même s'il faut d'abord vivre une régression.

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