dimanche 9 février 2025

« un bouddhiste qui a rencontré le Christ »

 Bernard Durel : « Si je n’avais pas rencontré le bouddhisme, je serais devenu un religieux éteint »


Sans sa rencontre imprévue avec le bouddhisme zen, le dominicain Bernard Durel aurait continué à vivre éloigné de sa source intérieure. Récit d’un itinéraire humain et spirituel à la croisée de plusieurs traditions.

À la fin de sa vie, père Vincent Shigeto Oshida, dominicain japonais, se présentait comme « un bouddhiste qui a rencontré le Christ ». 

En écho à ces propos, je me définis volontiers comme un chrétien qui a rencontré Bouddha. Une bénédiction inattendue ! En effet, si je n’avais pas croisé le chemin du bouddhisme, sans doute serais-je devenu un homme, un croyant et un religieux éteint, endormi. Depuis plus de 50 ans, la tradition bouddhiste ne cesse d’éveiller, de réveiller ma propre tradition chrétienne et cette « fertilisation croisée » est une immense richesse.

Une vocation négative

C’est faute de mieux, j’ose le dire, que je suis entré au noviciat des Dominicains à l’été 1962, avant d’être rattrapé par le service militaire. Je parle souvent d’une « vocation négative » dans la mesure où j’ai considéré la vie religieuse comme une hypothèse de travail : « Essayons, et si cela ne va pas, je partirai. » À l’École des mines de Paris, dont je venais tout juste d’être diplômé, j’avais envisagé deux autres voies : la recherche scientifique et la vie politique. Mais face à la misère des pays dits du tiers-monde, face à l’oppression et à l’injustice coloniale – nous étions en pleine guerre d’Algérie – je m’étais rendu compte que ces deux voies n’étaient pas à la hauteur des enjeux.

J’aurais pu frapper à la porte des Jésuites, mais j’ai choisi celle des Dominicains dont j’avais rencontré quelques belles figures dans le cadre de l’aumônerie étudiante. Cet ordre solide, riche de huit siècles d’histoire, offrait quatre réalités qui m’attiraient : une vie intellectuelle intense, une vie en communauté, une vie liturgique de type monastique et une dimension internationale. Lorsque j’ai rejoint la communauté du Saulchoir en mars 1965 pour entamer mon cursus de formation, je savais que, trois ans plus tard, je serai invité à m’engager « jusqu’à la mort » selon la formule de profession. Or, ma découverte, grâce à Paul Ricœur, de la psychanalyse et des maîtres du soupçon (Marx, Nietzsche, Freud), a peu à peu fait naître en moi des doutes quant à ma capacité et à mon désir de prononcer un tel engagement.

Avec la philosophie, ce grand cadeau de ma vie dominicaine, je ne pouvais plus souscrire aveuglément à cette idée très ancrée à l’époque selon laquelle « si on a signé, c’est pour la vie, quitte à en baver ». Je suis alors parti en quête d’une autre conception de la fidélité sur laquelle m’appuyer. La lumière est venue pendant le carême 1967, lors d’un office où on lisait le récit des Israélites dans le désert. Il m’est apparu que la fidélité biblique était liée au thème de l’Alliance, qu’elle s’inscrivait dans la relation à Dieu qui, lui, est fidèle : il s’agit non pas de « tenir bon » coûte que coûte, mais de (re) découvrir jour après jour la manne, ces ressources que Dieu nous donne généreusement pour le jour présent.


Voies venues de l’Orient

Au printemps 1968, j’ai pu ainsi m’engager non pas « pour toujours », mais en acceptant que ce soit fragile. Et fragile, ça l’a été ! Jusqu’au milieu des années 1980, j’ai vécu avec une valise près de ma porte, prêt à quitter l’Ordre comme tant de mes frères. Au Saulchoir, puis à Lyon, deux communautés particulièrement ébranlées par la crise de mai 1968, j’ai eu l’impression d’être sur un navire en perdition. Je me suis donc proposé pour être envoyé en Suède, dans l’espoir d’y trouver une nouvelle inspiration. Mais, à Stockholm aussi, je me suis retrouvé dans une impasse. L’Église y était fortement sécularisée, comme fossilisée. En revanche, de nombreux Suédois en quête de sens s’ouvraient aux voies venues de l’Orient, bien avant les Français. C’est ainsi qu’à l’automne 1971, de manière tout à fait imprévue, la méditation zen est entrée dans ma vie.

La première fois où je me suis assis sur un zafu, le coussin de méditation, j’ai senti que c’était ce que j’attendais sans le savoir ni le chercher. En commençant à lâcher prise, j’ai entrevu en moi un espace plus profond, plus paisible, bien au-delà des problèmes, des crises et des débats quotidiens. C’est devenu une pratique quotidienne à laquelle j’ai très vite initié des tiers – je suis devenu professeur alors que j’étais encore élève ! Je me suis installé sur ce chemin en me nourrissant également de lectures, notamment des livres du psychologue allemand Karlfried Graf Dürckheim. Le « travail dans l’esprit du zen » que celui-ci proposait me faisait du bien, mais j’ai peu à peu pris conscience que j’étais coupé de mon « moi essentiel », pour reprendre sa terminologie.

Je me sentais seul dans ma communauté, où aucun frère ne partageait mon intérêt pour le bouddhisme zen et l’écosophie – concept du philosophe norvégien Arne Næss dont j’avais suivi un séminaire. Je ne supportais plus ce quotidien terne, sans enthousiasme, d’autant que lors de mon court séjour à Calcutta, auprès des Missionnaires de la Charité et de Mère Teresa, j’avais fait l’expérience d’une vie religieuse authentique. Bref, j’étais mal au point. Aussi ai-je demandé, de façon un peu désespérée, un congé sabbatique en 1981. Je l’ai commencé au couvent dominicain de la Tourette où Pierre Cren, prêtre dominicain, et Jacques Castermane, fondateur du centre Dürckheim à Mirmande, animaient des séances de méditation zen. Puis en 1982, j’ai passé six semaines à Todtmoos-Rütte, en Forêt-Noire, dans le centre de Dürckheim.

« Le Verbe ne se fait pas chair »


Ce séjour auprès de Dürckheim, qui avait alors 87 ans, m’a guéri de la dépression et du burn-out. Grâce à lui, j’ai eu cette chance, que tant de mes frères n’ont pas eue, de pouvoir mener un vrai travail sur moi-même, d’acquérir des outils de connaissance de soi, de sa vie psychique, qui me servent aujourd’hui encore. En revisitant ma vie, j’ai pu m’accepter, reprendre confiance en moi. Et aussi résumer mon expérience en une phrase, terrible : « Le Verbe ne se fait pas chair. » La lecture de Carl Gustav Jung m’a aidé à poser ce constat, lui qui écrivait dans Psychologie et alchimie : « Pour la plupart, les hommes n’ont rencontré le Christ que de l’extérieur et jamais par l’intérieure de leur âme… » G.K. Chesterton ne disait pas autre chose : « On dit que le christianisme a échoué, personne ne l’a jamais essayé. »

Dès lors, je me suis mis à chercher ces hommes et femmes qui, dans l’histoire, ont été d’authentiques témoins de la Parole faite chair. Et j’ai notamment trouvé Etty Hillesum, Dietrich Bonhoeffer, Thomas Merton, Édith Stein… Et Maître Eckhart, ce mystique rhénan contre lequel on m’avait mis en garde durant ma formation au Saulchoir. Sans le bouddhisme zen, je ne l’aurais pas « rencontré », lui dont l’enseignement est très proche de celui du Bouddha. J’ai décidé de l’étudier sérieusement quand j’ai été élu prieur du couvent de Strasbourg en 1983, soit près de huit siècles après lui.

À la suite de Thomas Merton, j’ai été frappé par la proximité entre le concept bouddhique de vacuité et celui de « pur néant » de Maître Eckhart. Entre le vide du zen et le vide christique, le Christ s’étant « vidé de lui-même » (Philippiens 2, 6). Cette approche croisée m’a conduit vers un christianisme détaché des formulations. Même les expressions suprêmes de la foi chrétienne contenues dans le Credo ne sont que des mots du dictionnaire ! Je les récite avec bonheur, évidemment, mais tout en sachant qu’elles ne sont pas à la hauteur du mystère de Dieu, du Réel. Maître Eckhart distingue « Dieu », celui que l’on nomme, de la « déité », c’est-à-dire Dieu au-delà de Dieu, au-delà de toutes les désignations. Et dans son sermon n°52, il répète trois fois : « Je prie Dieu de me libérer de Dieu », de me libérer des représentations commodes que j’en ai.

Les fruits de la méditation

Jeune dominicain, en voyant mes frères un peu éteints, je me disais : « Toi aussi tu vas perdre la flamme. » Ma vie est partie dans la direction contraire ! J’ai reçu tant de fruits de la méditation dans l’esprit du zen que j’avais commencé à pratiquer pour des raisons thérapeutiques. Outre l’expérience de la guérison, je vois trois bénéfices durables : une prise de conscience de la place du corps dans la vie intérieure ; le caractère paradoxal de l’enseignement de Jésus qui, à la manière des maîtres zen adeptes des koan (propos déstabilisant destinés à faire progresser le disciple sur la voie de l’éveil), veut déstabiliser ses disciples pour les amener plus loin ; la découverte des mystiques médiévaux.

Le théologien Raimon Panikkar, qui se disait « hindou chrétien », a eu cette parole que d’aucuns jugeront excessive, mais qui interpelle : « Celui qui n’a qu’une religion est condamné à n’en avoir aucune. »

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Les étapes de sa vie

1940 Naît près de Fontainebleau (Seine-et-Marne).

1959 Entre à l’École des mines de Paris.

1964 Rejoint le noviciat des Dominicains à Lille.

1971 Ordonné prêtre.

1971 Envoyé en Suède où il rencontre le bouddhisme zen et acquiert une conscience écologique.

1983 Nommé prieur du couvent de Strasbourg.

1988 Monte un groupe de lecture des écrits de Maître Eckhart et Jean Tauler.

1990 Séjour au Japon dans le cadre du Dialogue interreligieux monastique (DIM).

1997 Crée S’asseoir, association de promotion de la méditation silencieuse dans l’esprit du zen.

2009 Publie le Nuage de l’inconnaissance (Albin Michel).

2024 Vers la source intérieure. Conversation avec Jean-Claude Noyé (DDB).

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Source La Vie

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