samedi 10 mars 2018

Donner par amour


Pendant le carême, Christophe André nous livre sa chronique sur la vie intérieure. Cette semaine, il nous explique comment pratiquer la charité, avec attention et fraternité.

Parmi les engagements du carême, le don est celui qui nous amène à pratiquer la charité, cet amour du prochain qui dépasse largement le simple cadre de l'aumône, comme le rappelait Jean-Jacques Rousseau : « Ne faites pas seulement l'aumône, faites la charité. » Pratiquer la charité, c'est donner avec amour, avec attention, en pleine conscience, à une personne précise - à la différence de la philanthropie, qui est amour du genre humain en général -, en fraternité : parce qu'elle est humaine et que nous sommes chrétiens. 
On peut ainsi donner de l'argent à une personne démunie, mais on peut aussi confier un peu de soi, en lui offrant du temps et de l'attention, et au minimum un regard et un sourire. Donner, cela concerne aussi nos proches, à qui nous pouvons accorder davantage de notre présence et de notre écoute ; ou nos collègues de travail, à qui nous pouvons décider d'apporter davantage d'aide et de soutien, surtout celles et ceux qui sont isolés ou en difficulté. 
On peut aussi associer le don aux autres engagements du carême. Si nous avons pris la résolution de mettre en œuvre certaines résolutions, ces dernières auront plus de sens si nous les relions à un esprit de charité. Une de mes amies me racontait ainsi avoir pris une année la résolution de ne plus boire de vin aux repas. Mais, alors qu'elle s'en confiait à son curé, celui-ci lui répondit malicieusement : « C'est très bien, mais alors, qu'avez-vous fait de l'argent ainsi économisé ? Avez-vous fait un don ? »
Enfin, nous prenons conscience que si nous pouvons donner, c'est que nous avons reçu auparavant. Que tout don est un « re-don ». Que tout don est en fait une transmission, une chaîne dont nous ne sommes que l'un des maillons. 
Dans ses dernières années, ma grand-mère était connue pour redonner tout ce qu'elle recevait. Lorsqu'on lui offrait un petit cadeau en venant la visiter, elle était ravie, ça lui faisait vraiment plaisir. Puis, un petit moment passait, quelques jours ou semaines : savoir que cet objet, ces chocolats lui avaient été offerts par telle ou telle personne continuait de la toucher. Comme le sillage d'un parfum de gentillesse et d'attention qu'elle appréciait. Puis, elle transmettait. Un jour, à un autre visiteur, elle disait : « Ça te plaît ? Prends-le, je te le donne ! »Et on voyait, lors d'une autre visite, que le cadeau n'était plus là. Ou bien on le retrouvait chez quelqu'un, qui nous expliquait que Mamie le lui avait donné. Tout le monde souriait de ce recyclage des cadeaux, inéluctable destin pour tout ce que nous lui offrions. 
Pourquoi faisait-elle cela ? Elle nous expliquait que, dans la maison de retraite où elle avait choisi elle-même d'aller vivre après la mort de mon grand-père, elle n'avait qu'une chambre, et ne voulait pas y accumuler trop de choses. Mais en réalité, je crois que ce qui lui plaisait dans les cadeaux, c'était l'intention d'amour, qu'elle prenait le temps de savourer. L'objet matériel n'avait pas grande importance. Mais il fallait qu'il soit habité par l'affection. Au bout d'un moment, elle sentait que cet objet ferait davantage plaisir en se remettant à circuler qu'en restant chez elle. Alors elle s'allégeait de l'objet, tout en gardant la trace de l'amour. 
Nous ne possédons rien devant l'éternité, ni nos biens, ni nos relations, ni même notre corps. Tout nous a été donné, prêté, et tout nous sera repris. L'important n'est pas de nous accrocher, mais de savourer, de remercier, de rendre grâce. Puis de redonner : de bon coeur. Par le don, se libérer, se réjouir et s'accomplir.
Un art du don ?
« La main qui donne est toujours au-dessus de la main qui reçoit » : un ami handicapé me rappelait ce proverbe pour souligner à quel point le don nécessite le désintéressement. Comme il entraîne une situation asymétrique entre la personne qui gratifie et celle qui reçoit, il appelle une parfaite clarté d'attitude : tout don est un don sans attente de retour. Sinon, ce n'est pas un don, mais un investissement : dans son image (pour être bien jugé), dans ses intérêts (pour qu'on nous redonne un jour), voire dans son salut (pour se faire bien voir de Dieu). Peu nous importe d'être remerciés. Et puis, pour ne pas attrister ou humilier la personne qui reçoit le don, ce dernier se doit d'être tout en légèreté : tout don qui n'est pas souriant ou joyeux perd une grande partie de sa valeur. Le poète Christian Bobin écrit : « Tout ce qu'on fait en soupirant est taché de néant. »
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