mardi 12 février 2019

HARA (4)


Un jour j’accompagne Graf Dürckheim lors d’une promenade dans la forêt qui jouxte sa petite maison. Marche en silence à l’écoute des sons, de l’eau du ruisseau qui coule, du vent dans les feuilles... Et voilà qu’il s’arrête, il brise le silence, il tend le bras et me pose la question « Jacques, qu’est-ce que vous voyez là ? » J’ai le temps de me dire « Mon Dieu, il voit de moins en moins, ce n’est pas possible... », et je réponds « Là, Graf Dürckheim, je vois un arbre ». En souriant, il me dit : « c’est curieux, là ou vous voyez un arbre, je vois un geste de la vie. » Quelle réponse ! Là où je voyais un objet, bien inscrit dans les catégories de la rai-son, de la pensée, le vieux sage de la Forêt-Noire voyait l’être de l’arbre ; ce que nous ne voyons pas habituellement. À l’instant même, je percevais ce qu’il nous disait régulièrement dans l’accompa-gnement de la méditation : « La vie n’est pas dans le vivant. Le vivant est la vie qui en ce moment se réalise selon l’ordre des choses ; Tao, Do ». 

Est-ce qu’il y a des exercices spécifiques pour ressentir cela ?

Oui. Se détendre ! On pourrait dire que le pre-mier geste, sur le chemin du hara, se résume à l’action de « se » détendre. Ce n’est pas de la relaxation. La relaxation concerne une part de notre anatomie « J’ai mal aux épaules, alors je vais essayer de détendre quelque chose : mes épaules. » Pour Dürckheim, c’était insupportable d’entendre ça. « Lorsque vous méditez, par exemple, il ne s’agit pas de chercher comment détendre les épaules ; il s’agit, en tant que personne, de se détendre dans les épaules. » Il ajoutait : « La moindre tension dans les épaules est l’expression du manque de confiance de l’homme entier. » Conséquence immédiate ? Cette manière de voir et de pratiquer l’exercice de la détente ouvre l’homme entier, et est perçu comme étant un geste de confiance de tout soi-même. 

Quel est le rapport entre la respiration et le hara ? 

L’exercice de base ici au centre Dürckheim est la méditation de pleine attention : Achtsamkeit meditation (qui est différente de la méditation de pleine conscience). Le premier exercice que je propose, n’est pas de se concentrer sur quelque chose, la respiration, mais de porter attention à cette expérience bouleversante : « Tiens, en ce moment — je inspire — et moi je n’y suis pour rien. Ah tiens, en ce moment — je expire — et moi je n’y suis pour rien ». Dans cette approche de l’acte de respirer, il n’y a plus de dualité sujet-objet (moi, n°1, et quelque chose, n°2, la respiration).
Expérience immédiate du tout UN ; expérience de l’unité primordiale. Je me retrouve comme l’enfant au berceau qui respire mais ne sait pas qu’il respire. On dit du maître de tir à l’arc qu’il ne sait pas qu’il tire... il tire ! Lorsque l’ego est mis entre parenthèse, notre rapport au monde et à nous-même ne s’appuie plus sur un point de vue dualiste. La culture du hara est un travail de déségocentration. Nous sommes conditionnés à opposer tout à tout ! Le corps à l’esprit, le jour à la nuit, la santé à la maladie, l’inspiration à l’expiration et, comme dans un art martial, l’attaquant à l’attaqué. 


La pratique de la méditation, la culture de hara, me permet de ne plus rester cristallisé dans ces illusions. Le jour et la nuit sont une seule et même réalité : un événement qui se présente dans cette apparence qu’on appelle le jour et dans cette apparence qu’on appelle la nuit. De même pour ce qu’on appelle le sou e vital, qui se présente dans cette apparence appelé l’inspiration et dans cette apparence appelée l’expiration.Arrêté par la beauté d’un arc en ciel, sortant d’un long silence, Graf Dürckheim me dit :« C’est curieux, nous parlons du rouge, du bleu, du jaune comme étant des couleurs différentes. Ce n’est pas faux, mais il importe de voir que ce qu’on appelle le bleu n’est pas 10% de la lumière ; le bleu est TOUTE la lumière, dans le langage du bleu ! » Il en est de même pour le corps que nous avons disséqué, fragmenté, en de multiples éléments et fonctions. Mais, l’acte de respirer n’est pas 10% de l’acte de vivre ; c’est le TOUT UN qu’est l’être, dans le langage de cet événement appelé le souffle. Étant dans la pleine attention au sou ffle qui, de lui-même, va et vient, je suis dans l’attention au tout corps vivant dans son unité (Leib ; IchLeib) qui est le domaine du calme, du grand calme ; expérience immédiate de la paix intérieure. 

Notre plus grande erreur est de pratiquer un exercice pour après. L’espérance que, après trois ans de pratique de la méditation, du tai chi, de l’aïkido ou du yoga... je ne serai plus le même, n’a pas de sens. Dogen, fondateur de l’école Soto Zen au 13e siècle, combattait cette illusion en posant régulièrement à ses moines cette question : « Si tu ne trouves pas le grand calme ici et en ce moment, tu le trouveras où, et tu le trouveras quand ? »
  
'On pourrait dire que le premier geste, sur le chemin du hara, se résume à l’action de « se » détendre.'

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