dimanche 18 juin 2017

Deux dénominateurs communs avec Arnaud Desjardins

Il y a 92 ans naissait Arnaud Desjardins. Voici un extrait d'un séminaire pour lui rendre hommage... (et me remercier...)


... Peu à peu j’ai essayé de regarder, pour arriver justement à une certitude, s’il existait des dénominateurs communs que je rencontrerai sur toutes les voies spirituelles avec lesquelles je pourrai être en contact. Il est évident que l’utilisation de musiques, de trompes et de cymbales par exemple, je la rencontre chez les Tibétains, mais je ne la rencontre pas chez les soufis dans l’islam. Cela je peux l'éliminer comme ne faisant pas partie des dénominateurs communs. Ainsi il m’est apparu qu’il n’y avait en fait que deux dénominateurs communs, deux, que j’ai retrouvés partout. Le reste je le trouvais presque partout peut-être, mais pas partout. Il n’y avait que deux dénominateurs communs, mais il y en avait deux, et ces deux-là étaient partout sous-jacents à toutes les techniques. 
C’était en fait l’essence de la voie; le reste étant des points d’appui, et parfois des points d’appui combien précieux. Parce qu’il ne faut pas non plus se priver de tous les points d’appui comme l’ont fait certains héros védantiques de la spiritualité qui voulaient être ce qu’on appelle en sanscrit « sans support ».

Ces deux dénominateurs communs, c’est d’une part ce que j’appelle moi, en français, pour utiliser un seul mot, vigilance — mais vous pouvez utiliser d’autres mots qui seront équivalents ou peut-être meilleurs — et qui traduit l’idée de la présence à soi-même, d’une conscience de soi particulière, apportée dans l’existence en plus de la conscience ordinaire, par laquelle je suis très conscient que je suis en face de l’inspecteur des contributions et pas en face du dentiste, par laquelle je ne parle pas de mes bridges ou de mes couronnes à l’inspecteur des contributions, ni de mes tiers provisionnels au dentiste. Cela est ce que nous appelons ordinairement la conscience. Et en plus de cette conscience qui nous permet de vivre sans que la famille appelle le psychiatre au secours, il existe une autre conscience que les contemporains ignorent totalement, et qui est au contraire la préoccupation essentielle des moines, des ascètes et des yogis, que j’appelle vigilance parce que ce mot implique le mot veille — « veillez », « éveillé au milieu des endormis » — qu’on peut appeler aussi présence à soi-même, conscience de soi ; en anglais le vocabulaire est plus riche, mindfulness, collectedness, awareness, self remembering, c’est toujours l’idée d’une vigilance particulière. 
Dans l’islam on insiste sur l’aspect non-oubli ou sur l’aspect souvenir de cette conscience. Mais fondamentalement il s’agit d’une même réalité : est-ce que je suis absorbé, confondu, emporté par les circonstances que je suis en train de vivre au point de me perdre dans ces circonstances, ou est-ce que je peux rester présent à moi-même ? La lutte pour cette présence à soi-même, l’exercice de cette présence à soi-même, je l’ai, comme vous pouvez le vérifier vous aussi, découverte comme un des dénominateurs communs, un thème fondamental partout illustré par des anecdotes et partout étayé par des méthodes particulières. 

 Et le deuxième dénominateur commun, diversement exprimé, c’est toujours un travail de libération des émotions. On l’appelle parfois détachement, équanimité, sama-darshan en sanscrit, vision égale, purification des passions dans l’ancien vocabulaire de la tradition ascétique et mystique chrétienne. Quand il s’agit de se débarrasser de vices, de défauts ou de souillures, en regardant bien, on découvre tout de suite que ces vices, ces défauts, ces souillures quel que soit le mot, sanscrit ou non, utilisé pour les désigner, ne sont rien d’autre que des émotions, telle ou telle forme d’émotion, peur, désir, haine, jalousie. C’est toujours une émotion qui apparaît, momentanée, créée par des circonstances et qui nous arrache au calme, à l’équanimité, à la stabilité du centre de nous-même, de la conscience profonde. « E-mus », mus hors de nous, emportés.

Voilà les deux dénominateurs communs que j’ai retrouvés partout, depuis le monastère trappiste jusqu’à la confrérie soufie, en passant par des entretiens avec des rinpochés, la lecture de certains livres, jusque dans l’hindouisme, au Japon dans les monastères zen. Sous des tormes différentes, j’ai retrouvé ces deux dénominateurs communs partout. 

 Qu’est-ce qui m’empêchait de lutter aussi souvent que je le pouvais pour les vivre, pour vivre cette vigilance et vivre ce dépassement des émotions ? Qu’est-ce qui m’empêchait de les vivre dans les conditions où je me trouvais, quelles qu’elles soient? Il n’y avait plus cette différence massive entre ce que j’avais si longtemps considéré comme des circonstances favorables, la vie dans un ashram ou auprès d’un grand sage, et les circonstances défavorables, les moments ingrats, pénibles, tendus de l’existence. Une fois, une personne m’a posé cette question, avec une grande nostalgie : « Comment progresser malgré les difficultés quotidiennes? », sous-entendu, et je connais bien ce sous-entendu, « tout le monde n’a pas la chance comme vous d’avoir passé plusieurs années de sa vie entre Ma Anan-damayi, Gyalwa Karmapa, Kangyour Rinpoché et les monastères zen ». Comment progresser malgré les difficultés quotidiennes ? Et la vraie réponse c’est : comment progresser grâce aux difficultés quotidiennes. Ce qui change évidemment tout lorsqu’on ne vit plus auprès d’un sage dont la grâce, la lumière, la réalisation nous éclairent intérieurement mais momentanément; et lorsqu’on se retrouve dans les conditions plus ou moins laborieuses et parfois difficiles qui sont les nôtres. Vigilance, ne plus se laisser happer, identifier, emporter, absorber par la situation, par l’état d’âme; et intense désir de dépasser le jeu des émotions qui nous mène, qui nous mène toujours comme des marionnettes dont la vie tire les fils. 


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