lundi 2 mars 2020

“Par la méditation, le monde devient ma famille” (2)

Rapprocher le développement personnel de l’engagement social, c’est la visée de votre association Émergences, créée à Bruxelles en 2009 avec votre compagne. Pourquoi cette initiative ?

Notre couple est un peu le symbole de cette convergence entre deux mondes. Engagée dans l’humanitaire, maintes fois témoin de la mort et de la souffrance dans les hôpitaux africains, Caroline Lesire a découvert la méditation comme un outil de résilience qui lui a appris à gérer ses émotions. De mon côté, je me suis ouvert à la vision politique dont manque souvent le développement personnel, pour mieux m’interroger sur les inégalités et comment changer les structures. Mettre son énergie au service des autres et chercher du sens à sa vie vont de pair. « Incarnons le changement que nous voulons voir dans le monde » : cet adage de Gandhi a inspiré la création d’Émergences et notre volonté de promouvoir une société plus juste et chaleureuse où l’on valorise à la fois la confiance en soi et la solidarité.
Et cela passe par quel type de projets ?
Outre nos ateliers de méditation et d’« écopsychologie », nos retraites, conférences ou formations pour s’initier à la pleine conscience ou pour enseigner la méditation à l’école, nous contribuons à financer des projets solidaires et à mener des actions de terrain. Depuis 2014, nous proposons à la prison de Leuze-en-Hainaut (Belgique) – et bientôt en programme numérique – des cycles de pleine conscience pour le personnel et les détenus. Notre idée : donner à des personnes en grande réactivité émotionnelle des ressources psychologiques pour gérer leur impulsivité, mais aussi une voie pour se reconnecter à leur humanité, ce lieu intérieur « pas abîmé » dont ils se sont coupés. En participant à une forme de guérison, nous préparons la réinsertion. Dans un tout autre contexte, nous avons créé dans une abbaye, lieu touristique classé où l’on souhaitait remettre une présence contemplative, un sentier méditatif en huit étapes. Et nous redistribuons les recettes de nos soirées à une chorale d’enfants dans un quartier défavorisé. Avec le double projet d’offrir par le chant une forme de présence contemplative à des jeunes au passé difficile et d’enseigner aux animateurs les bases de la présence par la méditation. L’engagement social passe pour nous par un don de force intérieure. Nous ne voulons pas travailler seulement à l’amélioration des conditions de vie, mais aussi au changement des êtres.
Il ne s’agit pas de morale ou de sacrifice, mais plutôt d’une forme de philia, de joie bienveillante, d’amour altruiste : on veut le bien de l’autre et on s’en réjouit. 
Comment pouvons-nous, à partir de là, nourrir notre empathie pour le monde ?
Naturellement inscrite en nous, notre empathie se réduit souvent aux plus proches. C’est encore plus frappant quand nous traversons des épisodes de tension sociale où chacun se replie sur son groupe d’appartenance. Or la méditation est une forme d’antidote à l’indifférence, elle élargit notre sentiment d’appartenance et nous reconnecte à l’interdépendance. En méditant, je ressens profondément mon lien avec les autres et je vois naître un sentiment de responsabilité vis-à-vis du monde, qui devient ma famille. « Tous les êtres, nos proches parents », mentionnent les textes bouddhistes ; « Aime ton prochain comme toi-même », propose l’Évangile. Il ne s’agit pas de morale ou de sacrifice, mais plutôt d’une forme de philia, de joie bienveillante, d’amour altruiste : on veut le bien de l’autre et on s’en réjouit. Parce qu’en méditant je me sens plus vivant, je suis sensible à la vie en tout être et en toute chose, et cela m’empêche de les traiter en objets. C’est un changement de conscience qui s’applique aussi à notre lien à la Terre. On traite le vivant en voisin et non comme une ressource à exploiter. C'est la conviction que nous développons dans le livre Prendre soin de la vie, de soi, des autres et de la nature, dont je suis coauteur.
C’est un changement de conscience qui s’applique aussi à notre lien à la Terre. On traite le vivant en voisin et non comme une ressource à exploiter.
Vous témoignez dans votre livre d’un droit du vivant qui émerge dans le monde et vous rend confiant.

Oui, nous observons un changement progressif dans les relations qu’entretiennent les nations avec la planète. Je citerai plusieurs exemples : le Bhoutan, où les 60% de couverture forestière ont été inscrits dans la Constitution ; le fleuve Whanganui, qui a reçu en 2017 du Parlement néo-zélandais le statut de « personnalité juridique », autrement dit d’« entité vivante », ou, plus près de nous, au pays de Galles, le Well-Being of Future Generations Act, adopté en 2015, qui oblige les organismes publics à considérer le bien-être des générations futures dans toute décision. Une nouvelle conscience émerge.
En quoi cette pratique a-t-elle transformé votre propre conscience du monde ?
Elle m’a rendu présent à un monde plus vivant et plus vaste que mes propres projets et petits soucis. Je perçois mieux l’impact des relations et des comportements que nous adoptons. En me posant chaque jour, j’apprends à être moins otage de comportements automatiques, qu’il s’agisse des pulsions de consommation, de l’influence des fake news ou des jugements intempestifs. C’est une pratique de libération. Si je suis moins manipulé, je serai un meilleur citoyen. En même temps, méditer me permet aussi d’« être là », d’habiter un moment de sérénité dans la nature avec ma fille de 5 ans ou d’être plus actif si quelqu’un autour de moi a besoin d’aide. Cet espace de bienveillance intérieure me rapproche de mon prochain, moins dans l’idéologie, mais dans la conscience du service.
Méditer, c’est se mettre au service ?
Oui ! Écologiste, méditant ou abbesse d’un couvent, nous sommes tous au service de la même chose, c’est-à-dire de la vie. Si nous savons sortir d’une forme de repli idéologique, en nous interrogeant sur le sens de notre présence et de notre service, nous trouvons beaucoup de convergences. Les traditions spirituelles, avec leurs différences, font l’expérience commune de l’intériorité. Et je crois que la méditation de pleine conscience a permis, dans un espace laïque, de recréer un espace intérieur commun aux hommes et aux femmes d’aujourd’hui. En élargissant la conscience, elle renvoie à la responsabilité personnelle, dans un sentiment de fraternité avec le monde et le vivant.

Exercice : méditer pour prendre soin
« Il suffit d’être prêt à écouter, regarder, être présent à tout ce qui se déroule dans votre expérience. Juste accueillir ce qui se présente, à chaque instant, sans rien exclure : ni vous-même, ni les autres êtres vivants, ni le reste du monde. Dans cette volonté de regarder et d’être présent, on peut trouver une grande bienveillance. Dans cet état de conscience, vous vous ouvrez à une forme de compassion et d’amour. » D’après Edel Maex.
Ilios Kotsou Docteur en psychologie et maître de conférences à l’Université libre de Bruxelles, il travaille sur la pleine conscience et son lien avec le changement social.
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“Par la méditation, le monde devient ma famille” (1)

Comment prendre soin de nous, des autres et de la Terre ? En commençant par méditer pour cultiver notre bienveillance et réveiller notre sentiment de responsabilité. C’est la conviction du chercheur en psychologie Ilios Kotsou, à découvrir lors de la journée Méditation organisée par La Vie le 16 mai prochain au Grand Rex à Paris.

Qu’est-ce que la méditation ?
Une science de l’attention, qui permet d’observer avec lucidité et bienveillance la mécanique de nos émotions pour les transformer en ressources. Personnellement, c’est par la question des émotions et des douleurs de la vie – notamment le décès de mes parents quand j’avais 16, puis 17 ans – que je suis revenu vers la méditation et que j’ai découvert la puissance de cette pleine attention. J’ai vu tellement de personnes, dont un ami proche qui s’est suicidé, se débattre dans des émotions compliquées et une vraie souffrance psychologique, que j’ai voulu comprendre, en observant ce qui se passait en moi et chez les autres, comment se reconnecter à nos ressources intérieures et dépasser nos difficultés à vivre.
Qu’est-ce qui vous a aidé dans ce parcours ?
Des lectures, d’abord, m’ont beaucoup éclairé, comme celle de Milton Erickson, fondateur de l’hypnose ericksonienne. Ce psychologue atteint de poliomyélite a mis ses souffrances et sa résilience au service des autres. Il rejoint le constat du bouddhisme quand il observe que, face aux automatismes négatifs qui entravent notre capacité à vivre, chacun possède au plus profond de lui un réservoir d’énergies personnelles pour modifier sa façon d’être. La méditation nous apprend à observer avec bienveillance les mécaniques émotionnelles dans lesquelles on s’enferme pour trouver une autre liberté. Des rencontres dans la tradition bouddhiste tibétaine, aussi, m’ont enseigné sur le fonctionnement de l’humain.
La méditation nous apprend à observer avec bienveillance les mécaniques émotionnelles dans lesquelles on s’enferme pour trouver une autre liberté. 
Tout jeune, vous aviez fréquenté une communauté au fonctionnement sectaire…
Oui, et je craignais, à cause de cette mauvaise expérience de jeunesse, tout ce qui est gourou et prise de pouvoir. J’étais donc un peu en recul avec la tradition spirituelle, et c’est la science qui m’a réconcilié de manière laïque, rassurante, avec la méditation et m’a permis d’habiter ces pratiques autrement. Les thérapies de pleine conscience, d’acceptation et d’engagement (ce qu’on appelle « la troisième vague » en psychologie comportementale) se caractérisent par un vrai pragmatisme de l’expérience tout en prenant en compte l’importance de la présence et de la compassion inhérentes aux traditions spirituelles. C’est une réconciliation rassurante entre les sciences objectives et les approches altruistes. Qu’on soit bouddhiste, chrétien ou athée, on peut se retrouver dans ce double besoin de faire vivre notre relation à la vie intérieure et de regarder l’autre avec compassion. Moi-même, je vois aujourd’hui en Bouddha la figure d’un médecin qui cherche à comprendre la cause de la souffrance et à y trouver remède.
Alors que beaucoup ont pris leurs distances avec la pratique religieuse, les sciences contemporaines semblent confirmer notre besoin de spirituel…
Oui ! Et ce qui est formidable, c’est que la recherche scientifique réhabilite l’expérience subjective et nous réconcilie avec la vie intérieure. Grâce à l’imagerie médicale, on peut voir quelqu’un méditer tout en enregistrant l’activité de son cerveau pour en constater les effets positifs. Il y a désormais un dialogue très fructueux entre les neurosciences et les sciences contemplatives, qui a rationalisé l’accès à la méditation et a encouragé toute une pédagogie pour mettre de la spiritualité dans le quotidien de nos vies.
Cet outil de bien-être peut-il nous rendre plus attentionné aux autres ?
Oui, car il existe des correspondances entre la bienveillance pour soi et la bienveillance pour autrui. Si je ne me juge pas, si je suis moins rigide et intolérant envers ce que je n’aime pas chez moi, je le serai aussi pour les autres. Méditer, ce n’est pas juste de l’attention, mais de « l’attention attentionnée ». Si la science s’est d’abord intéressée aux bénéfices de la méditation sur la santé, le stress, la dépression, elle se penche désormais sur sa dimension éthique. Des recherches montrent que les liens sociaux sont les premiers facteurs du bonheur. Les plus généreux, on le sait, sont les plus heureux !

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