mercredi 13 avril 2016

Grand-mère avec Joshin Luce Bachoux

« Que fais-tu grand-mère, assise là, dehors, toute seule ? »

Eh bien, vois-tu, j’apprends. J’apprends le petit, le minuscule, l’infini. J’apprends les os qui craquent, le regard qui se détourne. J’apprends à être transparente, à regarder au lieu d’être regardée. J’apprends le goût de l’instant quand mes mains tremblent, la précipitation du cœur qui bat trop vite. J’apprends à marcher doucement, à bouger dans des limites plus étroites qu’avant et à y trouver un espace plus vaste que le ciel.

« Comment est-ce que tu apprends tout cela grand-mère ? »

J’apprends avec les arbres, et avec les oiseaux, j’apprends avec les nuages. J’apprends à rester en place, et à vivre dans le silence. J’apprends à garder les yeux ouverts et à écouter le vent, j’apprends la patience et aussi l’ennui ; j’apprends que la tristesse du cœur est un nuage, et nuage aussi le plaisir; j’apprends à passer sans laisser de traces, à perdre sans retenir et à recommencer sans me lasser.
J’apprends à me réjouir au début du printemps et à la fin de l’automne, à voir un arc-en-ciel dans une goutte de pluie et une vie entière dans une gouttelette de soleil qui scintille sur une pierre. J’apprends que les chemins se divisent et se perdent, que les regrets sont de petites pierres pointues qui blessent les mains qui les enserrent et qu’il est meilleur que nos mains restent ouvertes. J’apprends mes erreurs, mes chagrins, mes oublis, et toutes les joies qui se faufilent, poissons d’argent dans la masse de notre vie. 

« Grand-mère, je ne comprends pas, pourquoi apprendre tout ça ? »

Parce qu’il me faut apprendre à regarder les os de mon visage et les veines de mes mains, à accepter la douleur de mon corps, le souffle des nuits et le goût précieux de chaque journée ; parce qu’avec l’élan de la vague et le long retrait des marées, j’apprends à voir du bout des doigts et à écouter avec les yeux. J’apprends qu’il faut aimer, que le bonheur des autres est notre propre bonheur, que leurs yeux reflètent dans nos yeux et leurs cœurs dans nos cœurs. J’apprends qu’on avance mieux en se donnant la main, que même un corps immobile danse quand le cœur est tranquille. Que la route est sans fin, et pourtant toujours exactement là.

« Et avec tout ça, pour finir, qu’apprends-tu donc grand-mère ? »

J’apprends, dit la grand-mère à l’enfant, j’apprends à être vieille !

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