samedi 4 juillet 2020

Histoire d'un baiser

Il est temps de faire un détour par l'étymologie : le mot « baiser » provient du latin basiare, dérivé du sanskrit bhadd (« ouvrir la bouche »). Il est décliné en trois genres : l'ami reçoit un osculum, l'ancêtre de la bise. C'est un bisou, effectué les lèvres fermées, sur la bouche, la main ou la joue. On se le donnait entre membres d'un même ordre social. Loin d'être une simple bise mondaine, le basium, lui, est empreint d'affection ; on le pratique chastement entre époux ou avec des membres de sa famille. Le suavium, enfin, correspond à notre « french kiss ». C'est un baiser érotique, avec insertion de la langue, que l'on échangeait surtout avec les prostituées ou les maîtresses. 
Devenu signe de reconnaissance pour les premiers chrétiens, le baiser se développe dans l'Empire romain, de l'Europe à l'Afrique du Nord. Au cours du Moyen Âge, il acquiert une signification publique avec l'hommage vassalique ou lors des cérémonies d'ordination des clercs. Majoritairement élitiste et masculin, il a alors valeur de sceau, de pacte indissoluble. « Il ratifie solennellement l'entrée dans une communauté ou la soumission au seigneur, commente Virginie Girod. Mais on se donnait aussi des baisers pour se saluer. Les chevaliers et tous les égaux s'embrassaient tête contre tête, sur les joues ou sur la bouche. » Plus bas était le rang de celui qui embrassait, plus bas était l'endroit de son baiser. Le dernier devait embrasser la poussière. A contrario, plus le statut montait, plus la place du baiser s'élevait. Partant des pieds, il remontait jusqu'à l'ourlet d'un vêtement, au genou et à la main. Le baise-pied était une coutume suivie par les personnes de basse condition, mais également par les seigneurs de la cour. 
À la Renaissance, le baiser laisse de côté son rôle officiel et redevient un acte érotique, voire un simple geste de tendresse. De rite social qui engage, le baiser entre ainsi dans le domaine de la vie privée. « Entre parents et amis, entre personnes de rangs différents, on embrasse désormais joue à joue, alors que le baiser sur la bouche, détenant une connotation érotique, est réservé aux amants », poursuit Virginie Girod. Avec l'affirmation du pouvoir royal et la disparition du système féodal, le baiser d'hommage n'est plus dans l'air du temps. Parallèlement, les poètes de la Renaissance mettent à l'honneur le baiser amoureux, avec toute sa sensualité et son érotisme. Les liens et les gestes affectifs prennent une dimension spirituelle, en lien avec la nature et les énergies qui y circulent. Selon la philosophie néoplatonicienne, en s'embrassant, les amants échangent leurs âmes. C'est une déclaration d'amour ! Les grandes épidémies de peste, notamment à Londres en 1665 ou à Marseille en 1720, contribuent à limiter les baisers sur la bouche. Mais cela ne dure pas, car ce geste intime est entré dans les moeurs...
Le premier baiser sur les lèvres est mentionné dans la littérature indienne, environ 1 500 ans avant notre ère. « Il est décrit comme l'inhalation de l'âme de l'autre », raconte l'historienne Virginie Girod, spécialiste de l'histoire des femmes et de la sexualité dans l'Antiquité. Des textes védiques décrivent des amants qui posent « leur bouche l'une contre l'autre », comment « un jeune seigneur lèche souvent la jeune femme », ou une pratique qui consiste à se humer avec la bouche. D'autres textes évoquent une ancienne loi hindoue condamnant l'homme qui boit l'eau des lèvres d'une esclave. Le Kama-sutra recense près d'une trentaine de formes de baisers. Et l'on voit déjà, à la même époque, des amoureux se bécoter sur des fresques égyptiennes. Un mythe babylonien, gravé dans la pierre au VIIe siècle av. J.-C. et inspiré de légendes orales bien plus anciennes, fait référence à un baiser de salutation et à un baiser de supplication (par terre ou sur les pieds), rapporte Sheril Kirshenbaum. 
Devenu un symbole d'estime et d'amitié, le baiser sur la bouche prend sa place, dès l'Antiquité, dans les rites de salutation. De nombreuses expressions démontrent son omniprésence dans les civilisations antiques. Par exemple, l'expression latine jactare basia (« jeter des baisers ») signifiait envoyer des témoignages de vénération ou d'affection. Dans la Grèce antique, il était synonyme d'égalité. On n'embrassait sur la bouche que ses semblables, en signe de respect. Il semble que ce soit à l'époque d'Alexandre le Grand (IVe siècle av. J.-C.) que le vrai baiser sur la bouche a fait son apparition, emprunté aux coutumes perses : en effet, dans ses Histoires, rédigées au Ve siècle av. J.-C., Hérodote évoque les baisers qu'ils s'échangent : lèvres à lèvres pour les personnes de même statut social, celles d'un rang inférieur devant embrasser le sol ou les pieds de leurs supérieurs. 

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Source : La Vie