Je l’ai compris auprès d’une femme qui n’avait plus que quelques jours à vivre.
J’entre dans une chambre de l’unité de soins palliatifs où je travaille. Cette femme est là, alitée. Elle m’accueille avec un sourire. Elle est fatiguée mais une douceur intérieure lisse les traits de son visage. Je m’assieds sur le rebord de son lit. Spontanément, elle me prend la main et me regarde en silence. Elle hésite, comme si elle cherchait ses mots. «Je vais bien, me dit-elle presque dans un souffle. Je ne comprends pas pourquoi... mais je vais bien. »
Elle est pourtant en train de vivre ses derniers jours. C’est étrange : l’un après l’autre, elle perd les supports de ce qui a constitué sa personne tout au long de son existence. Son corps l’abandonne. Il s’épuise et s’amaigrit. Elle a perdu depuis longtemps son statut professionnel et a renoncé aux projets qui étaient ses moteurs de vie. Elle sait qu’elle est en train de perdre sa place dans le monde des vivants qui continueront à vivre quand elle ne sera plus... Tant de pertes successives, tant de renoncements. La perte inexorable de tout ce qui lui permettait de dire : «Je suis cette personne. Ceci est “moi”.» Et pourtant, aujourd’hui, alors qu’elle est profondément engagée dans le deuil d’elle-même, elle me dit : «Je vais bien.» Cet état de quiétude arrive si rarement chez une personne en fin de vie que j’éprouve le besoin de rester auprès d’elle. Pour m’en imprégner. Pour comprendre aussi ce qui se passe sous mes yeux car, de façon troublante, je me sens aussi pénétré par cette tranquillité si paradoxale, alors que la mort s’annonce.
Que se passe-t-il à cet instant ? Quelle est la nature de cet apaisement ?
Je vois cette femme qui n’a plus assez de «support » pour continuer à se définir elle-même comme elle le faisait autrefois. Sous les assauts de la maladie, elle est contrainte à quitter son ego - cette représentation mentale d’elle-même - qui lentement se délite. Son espace psychique se vide progressivement de tout ce qu’elle pensait être mais, dans un même temps, une porte s’ouvre en elle : elle fait l’expérience directe d’un espace intérieur où peu de pensées s’élèvent. Et elle y découvre la paix. Une sorte d’immédiateté dans son rapport au monde et à elle-même. Quelque chose de très simple et de très calme, un espace de non-lutte par rapport à sa nouvelle réalité.
elle existe autrement, différemment. Plus calme, plus paisible. Elle avait l’impression de tout perdre et elle découvre qu’elle continue à exister. Qu’elle conserve son essence, son sentiment d’«être». «Je suis arrivée à un état que j’ai recherché toute ma vie, me confie-t-elle dans un filet de voix. Une vérité, une clarté, une simplicité à être “moi”, alors que..., sourit-elle en regardant son corps décharné, il n’y a plus rien de moi.» Une pensée me traverse : j’ai l’intuition qu’elle contacte un écho de son essence profonde, un écho sourd mais indéniable de ce qu’elle est fondamentalement. Un espace calme, clair, lumineux, sans pensée, intelligent, au-delà du temps, conscient de lui-même...
A suivre
Dr Christophe Fauré - S'aimer enfin (un chemin initiatique pour retrouver l'essentiel)
----------------