dimanche 10 mars 2024

Accompagner la fin de vie

 D’où vous vient cette détermination ?


Elle s’est forgée au fil des années, mais aussi des rencontres avec ce que j’appellerais des “compagnons de route”, qui m’ont aidée tout au long de ce cheminement. Je pense en particulier aux philosophes que j’ai côtoyés, comme Bertrand Vergely, Emmanuel Hirsch, de l’espace Éthique de l’AP HP, ou, plus récemment, Cynthia Fleury. Après nos échanges, il m’a paru évident que l’abandon des personnes vieillissantes ou vulnérables, l’abandon des mourants et le silence sur cette mort qui est notre destin à tous n’étaient pas dignes d’une société des droits humains. 

Cette prise de conscience s’est imposée à moi à la suite d’un rêve survenu durant les années où j’exerçais en tant que psychologue clinicienne dans la première unité de soins palliatifs créée en France, en 1996, à l’Hôpital universitaire '. Ce rêve, survenu alors que j’avais une quarantaine d’années, j’en ai fait le récit dans La Mort intime, et le voici tel que je l’ai raconté : “Je suis dans une cuisine où se dresse devant moi une grande cheminée. Un homme que je ne connais pas se trouve à côté de moi. Il me demande de monter sur un tabouret et de regarder à travers un trou percé dans le conduit. Je grimpe sur le tabouret, jette un œil et vois ce qui ressemble à un conduit de cheminée avec de la suie à l’intérieur. Et là, mon regard est attiré par un filet de miel coulant au milieu de la suie. Je m’interroge : « Du miel dans un conduit de la cheminée ? » Je teste la consistance avec le doigt et goûte : c’est bien du miel. Alors je redescends, bouleversée, puis je dis avec force à cet homme : « Il faut que j’aille dire aux gens qu’il y a du miel dans la suie ! »”Je me réveille alors avec le sentiment d’avoir fait un grand rêve, un rêve qui m’indiquait mon destin. En tant qu'analyste jungienne, j’étais depuis longtemps habituée à travailler sur le matériel onirique de mes patients, et il m’a paru évident que ce rêve me disait en quoi consiste ce “mandat céleste” dont je vous parlais tout à l’heure. Je travaillais déjà sur tous ces thèmes que notre société rejette : la vulnérabilité, la maladie, la dégradation physique, la mort. Tout ce qui fait peur. Tout ce qui dégoûte. Tout ce que l’on cache. La suie, c’est cela. Mais dans la suie coule du miel, ce que j’ai découvert lorsque j’accompagnais des personnes si fragiles. Le miel représente la douceur, la tendresse, le partage, quelque chose de bon et de précieux qui existe au milieu de cela. Tout est parti de là !

Les personnes en Ehpad ou en fin de vie, mais aussi leurs proches, leurs soignants, souhaitent bien sûr qu'on les accompagne, qu'on les écoute, qu’on les comprenne, mais elles attendent également des réponses et des solutions concrètes aux questions quelles se posent pour vieillir décemment, mourir dignement et partir sans souffrir. Êtes-vous en mesure de leur apporter cela ?

Je n’ai pas de recettes toutes faites. En revanche, après avoir beaucoup observé et interrogé de personnes âgées remarquables, je sais qu’il existe des pistes pour se donner les meilleures chances de vivre une vieillesse riche, épanouie, constructive et en bonne santé. Mes dix années d’expérience au chevet des mourants m’ont aussi montré ce qui permet à une personne en fin de vie - même si chaque cas est particulier - de mourir sans souffrance physique ni morale. Mais pour cela, un énorme travail de prise de conscience collective doit être accompli. La génération des boomers - la mienne -, celle qui a prôné dans sa jeunesse l’imagination au pouvoir, doit rivaliser d’imagination, justement, pour ne plus compter sur ses enfants ou sur l’État pour régler ses problèmes de grand âge et de fin de vie, car la solidarité intergénérationnelle a atteint ses limites. Nous sommes les premiers dans l’histoire de l’humanité à vivre aussi longtemps. Il est possible de faire de cette nouvelle donne une chance, une véritable opportunité, ou bien au contraire un enfer. À nous de choisir, et vite, car c’est aujourd’hui, maintenant, que tout se joue. Les solutions existent. Je les expérimente seule ou avec d’autres personnes de ma génération. Reste à trouver la volonté individuelle et collective de les appliquer.

Si la génération actuelle du troisième âge ne prend pas très vite conscience que c’est à elle de se donner les moyens de rester autonome le plus longtemps possible, elle se prépare un quatrième puis un cinquième âges très difficiles. Bien sûr, la perte d’autonomie peut être consécutive à la maladie, à une fragilité chronique ou à un accident, mais si les bonnes pratiques - sur les plans physique et psychique - sont mises en place assez tôt, nous savons que nous avons de grandes chances de parvenir à l’âge de quatre-vingt-dix ans en ayant conservé notre autonomie. Or les gériatres nous disent que celui qui atteint cet âge en étant autonome a huit chances sur dix de le demeurer jusqu’au bout, ce qui contribue grandement à une fin de vie digne et paisible. Prévenir la perte d’autonomie n’est donc pas un vœu pieux mais une réalité possible, et une grande satisfaction lorsqu’on obtient les résultats escomptés. À l’âge qui est le mien, c’est dans cette logique que je m’inscris.

source : extraits de l'Eclaireuse - entretiens avec Marie de Hennezel

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