Que faut-il pour être heureux ? Nous sommes paresseusement installés au milieu du jardin avec tasse de thé ou verre de soda ; le soleil fait fondre les biscuits au chocolat, révélant nos doigts tachés comme preuve de gourmandise, quand quelqu'un lance cette question. Court silence, pendant que nous passons en revue ce qui nous semble l'indispensable. Et les réponses fusent, réponses trop attendues, amour, santé, amitié, et un peu d'argent quand même, ajoute un réaliste, lorsque notre jardinier, qui a lancé la discussion, lève la main, et nous dit : «Attendez. Regardez »
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Juin, dans sa splendeur, dans son juste équilibre entre feuilles et fleurs, dans sa fanfare de couleurs. Juin, dans chaque recoin, qui se fait parfois éclatant pied d'alouette, parfois discrète marguerite. Juin au bord de la profusion, pourtant encore retenue, comme ce moment qui est encore la jeunesse, mais déjà annonce la maturité ; juin qui se déploie mais se souvient de la graine, et du bourgeon, de l'origine, et du parcours ; juin, navire en partance vers la gloire, puis peut-être pour l'oubli...
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«Attendez » a dit le jardinier : ne nous précipitons pas pour donner une réponse, tout de suite, à chaque question que la vie nous pose, mais prenons le temps de sentir l'harmonie, de nous mettre en accord avec les couleurs des autres, avec les couleurs du monde. Respirons ces couleurs, car elles nous nourrissent, et nous préparent aux temps gris, aux jours plus sombres.
« Regardez », a dit le jardinier : tournons d'abord notre regard - regard des yeux et attente du cœur - vers l'extérieur, vers les autres, encore, et leur beauté ; sachons la reconnaître et lui sourire. Voyons l'équilibre, parfait et si fragile, si éphémère, de ce moment : attrapons-le et savourons-le ; apprenons à nous accorder à son rythme, à son évolution, à ses changements. Déjà il est autre, une fleur se fane quand un bouton s'ouvre, déjà les promesses sont passées, déjà le fruit tire la branche vers le sol...
Et le jardinier nous chuchote : Écoutez : "Si toute vie va inéluctablement vers sa fin, sachons, durant la nôtre, la colorier avec nos couleurs d'amour et d'espoir..." C'est Chagall qui a dit ça, et il s'y connaissait, en couleurs comme en amour...
La théière, petit chef-d’œuvre de terre brune et nourricière, nous offre l'arôme du thé : le chocolat est irrémédiablement fondu ; le silence, tout rond, s'attarde et nos yeux et nos vies s'éclairent devant les couleurs du cœur.
Joshin Luce BachouxSource : La Vie juin 2010