dimanche 2 octobre 2022

Maurice Nicoll à propos de la pratique (1)

 Arnaud (Desjardins) à la fin de sa vie parlait souvent des « Psychological Commentaries » de


Maurice Nicoll (1884-1953 ), élève de Gurdjieff et d’Ouspensky. 

J’ai récemment  eu sous les yeux  les six volumes annotés de sa main. 

Mieux vaut tard que jamais, je commence à m’y plonger, après me les être procurés (un peu difficile mais pas impossible en cherchant) et je n’en reviens pas. 

Quelle clarté, quelle intelligence de ce qu’il nomme « le Travail », quelle perspective sur le fonctionnement de l’humain et sa possibilité d’échapper à la « machine » On est loin des berceuses « non dualistes » qui fleurissent à tous les coins de rue. 

Je ne dis pas que je ne publierai pas un jour un nouveau livre de « pédagogie » de ce que nous appelons l’enseignement, mais lire ces commentaires de Nicoll me conforte plutôt dans ma tendance actuelle à l’écriture poétique et littéraire qui me fait évoquer ce qui m’importe autrement, car , là,  en matière de « Travail », tout a été formulé, et si magistralement !


Je me propose donc d’en offrir de temps à autres quelques extraits choisis,  rapidement traduits par mes soins - ces commentaires ne sont pas disponibles en français. 

Pour inaugurer ce « feuilleton », un premier extrait à propos d’un aspect essentiel : la nécessite d’admettre que nous ne sommes pas « un » mais multiples (ce qu’Arnaud appelait « les personnages »), la mise en cause de notre sacro sainte image de nous mêmes et la pratique en elle même très simple  mais , pour le coup, radicale , de la non identification. Cet extrait figure dans le volume 2, sous le titre « Self Observation », il date du 13 mai 1944 …  Au passage, voilà bien la « voie directe » , celle qui, comme disait Arnaud,  traite directement des obstacles … 

"J'ai souvent pensé à ce que Gurdjieff enseignait, à savoir que beaucoup de moments d'observation de soi nous amènent à la longue à des photographies complètes.

 Cela signifie que la pratique du Travail nous conduit à prendre en temps réel des photographies de la manière  dont nous nous comportons réellement , ainsi que de notre comportement passé sur des années. Cela peut de fait s’avérer ébranlant… mais c'est dangereux,  à moins que l'on sache comment ne pas s’identifier,  comment ne pas être négatif ; autrement,  je l'affirme ce sera une affaire fort délicate. 

Vous vous identifiez seulement quand vous tenez à vous considérer comme une seule personne et par conséquent  vous attribuez tout ce que vous observez en vous-même. Vous l'attribuez à quelque chose que vous appelez « je » ou « moi ». Le Travail nous enseigne que ce je est imaginaire.  Bien sûr, si vous prenez tout ce que vous observez comme étant « je », alors vous serez en grande difficulté. Mais, comme vous le savez, le Travail commence par vous enseigner avec insistance qu’en vous-même il y a beaucoup de « je ». 

Si réaliser cela vous est insupportable, vous ne pourrez pas aller au-delà d'un certain point dans le Travail. Vous ne pourrez pas vous distancier de vous-même et si tel est le cas vous ne pourrez pas réellement saisir le Travail. 

Tout va demeurer personnel. Vous allez-vous sentir offensé. Supposez par exemple que vous vous identifiez toujours avec les « je » qui sont opposés à ce travail. Vous allez alors souffrir d'une souffrance tout à fait inutile. Avez-vous déjà réellement observé et appris à connaître les « je » négatifs qui disent toutes sortes de choses vis-à-vis du Travail,  souvent jusqu’au blasphème ? Allez vous considérez que ces « Je » sont vous-même ? 

Il y a toutes sortes de « je » petits et ignorants qui essaient de nous dévorer toute la journée. Savez-vous ce que signifie la distanciation intérieure ? Si tel n'est pas le cas alors ces petit « je » négatifs, ignorants, et stupides vont manger votre force de travail tel des souris et des insectes nuisibles. Quel dommage de leur attribuer l'autorité du « je »–vous-même !  À ce moment-là, vous allez être tiré vers le bas dès le moment du lever. 

C'est vraiment tragique de voir une personne investie dans le Travail, qui y aspire réellement, se montrer tout à fait incapable de réaliser qu'il y a en elle-même différents « je ». J'affirme que c'est une tragédie quand une personne ne comprend pas ce sur quoi le Travail insiste avant tout,  à savoir que nous ne sommes pas un mais plusieurs.  si vous ne pouvez pas commencer à voir cela , tout votre travail sera perturbé. Chacun d'entre vous a beaucoup de « Je » qui sont inutiles et pires qu'inutiles. Chacun a en lui des « Je » qui haïssent ce travail parce que ils savent que le Travail les affamera et même les tuera. Aussi luttent ils pour leur vie en essayant de vous persuader qu'ils sont vous-même.

Si vous dites « je » en vous référant à eux, à votre avis que va-t-il se passer ? Par contre si vous pouvez les voir comme des « je » en vous- même auxquels vous n’accordez aucun crédit , si vous décidez délibérément de ne pas croire à ce qu'ils disent et de ne pas agir selon leurs directives,  alors vous commencez à emprunter le chemin du Travail même si, pour l’instant,  ils sont  très souvent plus forts que vous. Il y a une formule dans le Travail  : « ceci n'est pas « je" Comprenez-vous ce que cela signifie ?  

C'est intéressant de remarquer à quel point la vanité et l'orgueil entrent en jeu à ce stade , si bien qu’ une personne proclame qu'elle est pleinement consciente , se connaît elle-même et agit toujours délibérément à partir d'un je réel . Bien sûr , ce n'est pas le cas.  C'est stupide d'imaginer que ce soit le cas ;  par contre c'est intelligent de remarquer que ce n'est pas le cas et c'est là que commence le travail sur vous-même.  C’est une expérience très extraordinaire de commencer à passer par cette perte du je imaginaire.  Cela signifie qu'on perd la face . Mais cela ne peut pas être entrepris - en fait ce n'est pas possible-  tant que la valeur que vous accordez au travail n’est pas suffisamment forte pour vous soutenir durant cette perte,  cette forme de dépersonnalisation.  Le Travail ne peut vous aider que si une part de vous a été réellement touchée par lui , assez pour vous maintenir debout quand vous commencez à désinvestir la fausse personnalité. 

Prenons des personnes qui se considèrent elles-même comme des hommes ou des femmes solides , cohérents. Pour elles l'idée qu'elles ne sont pas une personne mais beaucoup de personnes différentes, souvent contradictoires, sera quelque chose de repoussant. Ils vont soutenir qu’ ils se connaissent eux- mêmes qu'ils sont toujours une seule et même personne etc. etc. Et si des contradictions trop transparentes apparaissent ils se justifieront . Pourquoi ? Pour préserver cette idée imaginaire qu'ils se font d'eux-mêmes, la garder intacte et inviolée. 

C'est un tel travail que d'amener une personne à réaliser sur ce chemin l'existence en elle de bien des «je » différents et de lui faire ressentir leur existence. Certains d'entre vous se souviennent de questions qui était posées dans les premiers temps du Travail. Disons qu'une personne formule ainsi sa question : « je pense toujours que… » La réponse donnée était : quel « je » penses de cette manière ? » Vous conviendrez que c'est assez déconcertant de recevoir une tell réponse. Mais ne s’agit--il pas d'une réponse vraie? N'est-elle pas fondée sur cet enseignement qui commence en nous enjoignant de réaliser que nous ne sommes pas  un seul « je » mais beaucoup de « je »?  Une telle réponse est une réponse réelle. Si la personne en question avait formulé les choses autrement : «un certain je domine en ce moment en moi qui paraît penser comme ceci… » Alors la réponse aurait été différente . 

Cela signifierait que la personne à ce moment-là n'est pas identifiée. Mais qui parmi nous peut atteindre cette étape où il voit clairement qu'il ou elle est dominé à différents moments par différents « je » ? Qui d'entre nous est capable de voir la rotation des différents « je » en lui-même et à partir de cette vision de ne s'identifier avec aucun d'entre eux ;  ne pas toujours les considérer comme vous-même, vous,  solide,  permanent. Penser, imaginer que nous comme les autres sommes toujours identiques est une violence envers nous-mêmes comme envers les autres. Par contre si vous avez atteint  un stade  où vous pouvez ne plus considérer que chaque événement psychique, chaque point de vue , chaque pensée,  chaque état , chaque humeur est « vous », alors vous commencez à comprendre ce que dit le Travail à propos de la distanciation intérieure et de la sélection. Certains « je » sont vos amis ; d'autres « je » sont vos ennemis.  Certains « je » vous donnent de la force ; d'autres vous enlèvent de la force. Et certains, en fait, vous dévorent. Comment une personne investie dans le Travail peut-elle vivre dans un sommeil complaisant ou elle considère que tout ce qui survient en elle est « je ? 

Tout développement s'accomplit par un processus de tri, de sélection et de rejet. Mais si pour vous, tout est « je », comment pouvez-vous faire le tri ? Si vous vous occupez d'un jardin, vous enlevez les mauvaises herbes et prenez soin des plantes utiles. Mais si dans votre vie intérieure vous prenez tout comme vous, ce processus est impossible. Vous avez de mauvaises pensées ou de vilains sentiments …  Ne voyez-vous pas que si vous les considérez comme «je », comme vous-même, vous les renforcez ? Mettons que vous commenciez à comprendre ce grand enseignement au sujet des nombreux « je » et de la non identification : où cela va-t-il vous mener si vous vous identifiez avec les pensées et émotions négatives qui proviennent de ces différents « je » ? 

« D’accord", direz-vous : « oui, mais ces mauvaises pensées et ces émotions négatives sont en moi, donc que puis-je faire ? » Que pouvez-vous faire ? Vous pouvez être d'accord avec elles consentir à ce qu'elles vous disent,  vous identifier à elles et ainsi leur donner l'autorité du « je ». Mais supposons que vous ne soyez pas d'accord avec elles,  que vous ne consentiez pas à ce qu'elles vous disent , que vous ne vous identifiez pas avec elles,  et que,  les concernant,  vous ne disiez pas « je » ? Ces pensées et émotions vont-elles se renforcer ou s'affaiblir ? À votre avis ?

L'objet de ce Travail est de nous rendre conscient en nous-mêmes et conscient de nous-mêmes , conscient de ce qui se passe en nous, conscient de la grande circulation de pensées et d'émotions qui prend place à l'intérieur dans le royaume psychique invisible ,distinct du vaste monde extérieur, le monde physique peuplé de choses et de gens que les sens nous révèlent. C’est là, dans ce monde intérieur dans ce que nous y  choisissons et y rejetons, que réside la clé du Travail et donc de l’évolution.  Vous savez tous comment rejeter et sélectionner des choses dans le monde extérieur. Vous vous débarrassez des choses inutiles et veillez à garder les choses utiles. C'est la même idée. Supposez que, par une longue observation vous en veniez remarquer que certains « je » créent des humeurs,  des pensées et des émotions qui vous dépriment,  vous dévorent, vous rendent abattu, négatif, soupçonneux ou mal intentionné. Qu’allez vous faire ? Allez-vous donner votre pleine approbation à de telles humeurs , à de tels états,  allez-vous les considérer comme vous-même ? Pourquoi le feriez-vous ? Allez-vous pratiquer la non identification avec ces états intérieurs négatifs,  allez-vous vous exercer à ne pas les suivre, à ne pas les écouter ?

 Cependant, si vous ne parvenez pas à voir que vous êtes multiples et tenez absolument à vous considérer comme un, alors vous ne pourrez rien faire quant à votre vie intérieure.

Gilles Farcet