mercredi 4 novembre 2015

Christian Bobin : "Les uns et les autres m'ont aidé à vivre" (2)

Peut-on dire que vous poursuivez un dialogue avec la jeune femme aimée?

C'est une sorte de dialogue, en effet. À l'heure de la Plus Que Vive, j'étais dans le souffle de la bombe. J'ai commencé à écrire le texte un mois après l'enterrement. Et je lui ai promis que je lui écrirais à nouveau. On est toujours plus intelligent que soi : la Plus Que Vive était un livre nécessaire, mais aussi un texte de dénégation. J'ai cru pouvoir effacer la mort qui efface tout. Mon livre était une gomme. Je pense aujourd'hui que les choses véritablement vécues perdurent et ne tombent pas dans un cercueil sous la terre. Il n'y a pas de disparition. Les choses invisibles, les seules qui soient essentielles, reviennent tout naturellement à l'invisible - que ce soit un regard ou une voix, l'amour donné et la joie qui le suit. Elles ne sont pas palpables mais elles nous font. Et elles ne se défont pas avec la mort. Je garde la voix de cette jeune femme, de même que je garde celle de mon père, et le bon pain de son sourire. Tous m'habitent. C'est comme mon sang, des globules invisibles qui me sont aussi nécessaires que les rouges ou les blancs. Elle, mon père, ma mère, ou un poète chinois du VIIIe siècle... Le point commun, c'est que les uns et les autres m'ont fracturé le coeur, ils m'ont aidé à vivre.

De votre père, décédé en 1999, vous dites : « Je l'aime tellement que sa mort n'a jamais eu lieu »...

C'est une parole d'amour qui est comme toutes les vraies paroles d'amour : exagérée. Ce que j'ai voulu signifier, c'est que son absence n'a jamais eu lieu. J'aimais beaucoup le toucher, tenir sa main dans la mienne, et la mort a rendu le geste impossible. Je ne peux plus lui montrer mes livres, qu'il savait lire adorablement, jusque dans les brumes de la maladie qui lui a détricoté la mémoire. Ma part rationnelle sait très bien que sa mort a eu lieu, qu'une tombe porte son nom dans la ville toute proche. Mais ce savoir n'est rien par rapport à tout ce que je sais d'autre sur mon père, agissant, bénéfique et rayonnant. Il continue de l'être.

Pourquoi son paquet de Gauloises bleues était-il son « bréviaire » ?

Il venait d'un milieu ouvrier pauvre du Creusot et travaillait aux usines Schneider où il était devenu professeur. Mais il restait imprégné du ciel ouvrier des Gauloises bleues, c'est-à-dire d'un milieu où lire était un peu soupçonnable, équivalent à une perte de temps. Or quand je commençais à écrire, il m'a dit un jour à la table familiale : « Reprends de la viande. Pour ce que tu veux faire, il faut des forces. » Cette intelligence de l'autre est bouleversante. Mon père est la première figure de la générosité qui est venue vers moi. Ma gratitude envers lui a la profondeur du ciel étoilé. Je vois la cendre de la cigarette qui tombe dans sa main en coupelle, un geste comme une manière bien à lui d'adoucir toutes les chutes de la vie. La beauté du langage, c'est parfois de ressusciter une personne avec un seul détail.

Est-ce que la fréquentation assidue des écrivains, ces absents qui vous parlent à travers les siècles, habitue à la disparition ?

Non, cette fréquentation rend simplement la vie et la mort encore plus précieuses. Je ne suis pas en quête de l'hiver dans les livres. Je vais chercher le printemps et je l'y trouve - que ce soit chez un poète chinois, chez Jünger, Mandelstam ou Kafka, lequel n'était pas un être de noirceur, mais l'un des hommes les plus délicats et attentifs à la vie, que je connaisse.

Les écrivains sont tout de même des absents particuliers, car vous partagez un outil commun à quelques siècles d'intervalles...

Nous accomplissons apparemment le même travail. Pourtant, je ne fais pas un travail si différent de celui que faisaient mon père ou «la plus que vive ». Le vrai travail des vivants, celui pour lequel tout chômage devrait être rendu impossible, c'est de prendre soin de la vie : de la sienne et de celle des autres. Mes intimes sont entrés dans ma chair. Le poète chinois, lui, est entré dans mes songes et dans ma joie, parce qu'il m'en a donnée. Il s'appelle Lu Yu et a écrit Le vieil homme qui n'en fait qu'à sa guise, un véritable réservoir de sourires, comme un pain est une réserve d'énergie. C'est tout de même incroyable que cet homme d'un tout autre continent, d'une culture qui n'a rien à voir avec la nôtre et qui est enfoui sous les décombres de tant de siècles puisse me combler aujourd'hui presque à chaque lecture ! Je le lis et je n'ai plus d'ennui, plus de souci. Je me porte mieux, je suis moins malade, moins enrhumé... Je pense qu'il y a une capacité de résurrection en nous et dans l'écriture. Les poèmes de Lu Yu sont proches du léger soupir d'un chat endormi. Et cela, qui n'a aucune valeur à notre époque, n'a en vérité pas de prix. Alors que le monde entier est devenu une boîte de nuit où l'on s'adresse à nous avec des haut-parleurs, c'est le bas-bruit de Lu Yu, de Bach ou des oiseaux qui m'enchante. Parce que quand tout le reste nous aura quittés, ces choses seront encore là, elles seront les dernières.


> Christian Bobin est écrivain et poète. Né en 1951 au Creusot (Saône- et-Loire), il vit toujours dans les environs, retiré dans sa maison. Il vient de publier : Noireclaire, Gallimard.

A lire : 
La Plus Que Vive Le premier livre, écrit en 1996, consacré à l'amoureuse du poète disparue brutalement. Folio, 4,60 €. 
Carnet du soleil Deuxième petit caillou littéraire semé 15 ans après. 
Lettres vives, 13,20 €. 
Noireclaire 20 ans après, l'absente est plus présente que jamais dans l'un des plus beaux recueils du poète, travaillé comme un diamant jusqu'à une éblouissante épure. Gallimard, 11 €.



source : magazine La Vie