mercredi 29 décembre 2021

Desmond Tutu : un cœur immense

 Desmond Tutu (1931-2021), un cœur immense mû par un courage et une bienveillance sans limites et un sens profondément humain de la justice.

J’ai eu l’occasion de rencontrer plusieurs fois Desmond Tutu, et il était, comme pour tous ceux qui l’ont admiré et aimé, l’un des personnes les plus remarquables qu’il soit donné de connaître. Il alliait de manière unique un courage indomptable allié à une profonde bienveillance, entièrement dénuée de haine, et un sens profond de la justice fondé sur la compassion et sur l’aspiration de tous les êtres à éviter la souffrance, la persécution, la discrimination et l’injustice. Le tout était enrobé dans un merveilleux sens de l’humour et dans une humilité sans feinte. Il était profondément choqué notamment par le fait que l’on puisse subir des discriminations sur des caractéristiques acquises à la naissance, sur lesquelles nous n’avons pas le moindre contrôle, la couleur de notre peau et le fait d’être né femme par exemple. Il n’hésitait pas à critiquer sa propre religion lorsqu’il lui paraissait clair que cela était nécessaire.


En 2012, au Forum Économique Mondial, lors de l’une de ces rencontres entre représentants des religions, Tutu déclara : « Je ne connais aucune religion qui affirme qu’il est admissible de tuer. » Je me permis de suggérer aux dignitaires ainsi réunis que ce point de vue fasse l’objet d’une déclaration commune sans équivoque, destinée aux fidèles des différentes religions. J’ajoutai que, venant d’un simple moine bouddhiste, cette idée n’avait guère de poids, mais proposée par l’archevêque Tutu, prix Nobel de la Paix, et appuyée par l’ensemble des représentants des grandes religions, elle avait une chance d’être entendue. La question fut éludée par les autres dignitaires religieux sous prétexte qu’il existait « une variété de points de vue à ce sujet… ».

Ce fut toujours un émerveillement d’être témoin d’une rencontre entre le Dalaï-lama et Desmond Tutu. Ils ne cessaient de se lancer des plaisanteries, de rire comme des enfants, tout en partageant avec leur auditoire des paroles aussi simples que profondes.

Le 1er juin 2006, à Bruxelles, le prix Light of Truth (« Lumière de la Vérité »), précédemment accordé à Elie Wiesel et à Václav Havel par la Campagne internationale pour le Tibet (ICT – International Campaign for Tibet), fut remis par le Dalaï-lama conjointement à l’archevêque Desmond Tutu, prix Nobel de la Paix, pour son engagement en faveur du Tibet, et à la Fondation Hergé, représentée par la veuve d’Hergé, Fanny Rodwell, en mémoire du fameux Tintin au Tibet qui, d’une certaine façon, attira l’attention sur le Tibet à une époque où peu de gens s’en préoccupaient. Le Dalaï-lama passa une écharpe de soie blanche autour du cou de l’archevêque et lui remit une lampe à beurre tibétaine, symbole de la « lumière de la vérité ».

Lors de son discours, Desmond Tutu débuta en montrant une caricature parue dans la presse sud-africaine intitulée Tintin and Tutu in Tibet. Il ne manqua pas non plus de faire remarquer que le Dalaï-lama adoptait parfois un comportement espiègle et qu’il devait souvent le rappeler à l’ordre : « Tenez-vous bien ! On nous regarde, vous devez vous comporter comme un saint homme ! » Et d’ajouter : « Je remercie Dieu d’avoir créé un Dalaï-lama. Croyez-vous vraiment, comme quelqu’un l’a laissé entendre, que Dieu se dit : “Ce Dalaï-lama est drôlement bien. Quel dommage qu’il ne soit pas chrétien…” Mais vous savez, conclut Tutu, Dieu lui-même n’est pas chrétien ! »

Le Dalaï-lama rappela que la culture bouddhiste tibétaine n’était pas seulement l’héritage de six millions de Tibétains, mais qu’à notre époque elle pouvait apporter de grands bienfaits à des milliards de personnes. Il exhorta ses concitoyens et partisans à ne pas considérer les Chinois comme leurs ennemis.

Desmond Tutu, quant à lui, établit une comparaison explicite entre le mouvement anti-apartheid et la campagne pour l’autonomie du Tibet : « Il est impossible d’arrêter la marche vers la liberté », affirma-t‑il. Tutu appela également le gouvernement chinois à « faire ce qui s’impose » envers le Dalaï-lama et le Tibet. Il exprima l’espoir que la Chine en tant que pays émergeant et puissance politique mondiale devienne une « superpuissance championne de la promotion de la liberté dans le monde, et plus particulièrement au Tibet ». Il ajouta également : « Les méchants n’ont pas le dernier mot. Ils ont certes le pouvoir et les armes, mais ils ont déjà perdu… La justice, la bonté, la compassion et l’amour prévaudront. Rien ne peut résister à la liberté. »

Un jour d’avril 2008, le Dalaï-lama et Desmond Tutu bavardaient avant de se rendre au stade de Key Arena, à Seattle, aux États-Unis, où ils allaient développer le thème de l’importance de la compassion dans nos vies. On les informa que soixante mille personnes s’étaient rassemblées pour les écouter. Tutu se tourna vers le Dalaï-lama et lui lança : « Je ne suis pas jaloux… non, non. Mais quand même soixante mille personnes, qui attendent quelqu’un qui ne parle même pas correctement l’anglais. » Le Dalaï-lama pouffa de rire.

En mai 2015, lorsque Desmond Tutu se rendit à Dharamsala, en Inde, à l’occasion des quatre-vingts ans du Dalaï-lama, ils passèrent une semaine en tête à tête, à dialoguer sur la joie, la peur, la colère, la solitude, l’humilité, la générosité… L’archevêque confia alors au Dalaï-lama : « Je crois que l’une des meilleures choses qui me soient jamais arrivées est de t’avoir rencontré. » Desmond Tutu s’adressa à la foule des Tibétains, réunis sur la grande place, il dit, pesant chacun de ses mots comme il sait le faire : « C’est la personne la plus sainte que j’aie jamais rencontrée. »

Matthieu Ricard

N.B. La plupart de ces anecdotes sont extraites de Carnets d’un moine errant, Allary Éditions, 2021

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