dimanche 29 janvier 2023

« L’émerveillement est tout sauf de la naïveté »

 Blanche Streb est docteure en pharmacie et essayiste. Elle a publié Bébés sur mesure. Le monde des meilleurs (Artège) en 2018 et surtout son bouleversant témoignage Éclats de vie (Éditions Emmanuel) en 2019.


Comment définir cette disposition intérieure ?

C’est tout ce qui donne à notre âme de voir et d’entendre vraiment. C’est le sens des sens, un lieu particulier de communion avec la beauté concrète et matérielle autour de nous, et celle qui est invisible. J’ai par exemple mesuré l’amour, ce monde invisible mais infiniment concret, dans ma relation avec mon bébé né grand prématuré.

Certaines personnes sont naturellement mues par la capacité d’émerveillement, qui m’apparaît comme une immense vertu, bien qu’elle ne soit pas reconnue comme telle. Je crois que c’est à cultiver et que cela peut changer notre vie, notre manière de regarder le monde. Et même le changer.

On aurait tendance à taxer de naïf celui qui s’émerveille…

L’académicien Michael Edwards déclare qu’il n’y a rien de plus sérieux que de s’émerveiller. Cette attitude me fait penser au Christ disant : « Il nous faut redevenir des enfants », qui est un appel à la plus belle part de notre âme. Le théologien Romano Guardini affirme aussi que l’enfant spirituel renvoie à la maturité spirituelle. C’est cette part de notre âme qui reste consciente du miracle de l’existence, dans le quotidien le plus banal, mais aussi dans la splendeur du monde qui nous entoure et que l’on peut perdre de vue.

L’émerveillement est tout sauf de la naïveté. C’est cette disposition à plus grand, cette confiance aussi de l’enfant envers son créateur, comme l’enfant envers ses parents. Dans cette relation au monde, aux autres, à Dieu, il y a quelque chose qui se joue dans notre âme, une transformation spirituelle nous ramenant à l’essentiel : le désir du bien, du beau. C’est un point de départ, non un achèvement. En anglais, le mot wonderful (« merveilleux ») contient le verbe wonder, « questionner ». C’est un émerveillement qui donne envie de découvrir, de se mettre en route et de grandir spirituellement.

La splendeur du monde certes, mais qui est abîmée par l’homme…

Face au désastre écologique, comment continuer à être dans l’émerveillement et non la désespérance ? On peut regarder les problèmes et drames en face, tout en étant capable de s’émerveiller. C’est même lié, car plus on s’émerveille, plus on souffre du mal qu’on fait, aussi bien à la nature qui nous environne qu’à la nature humaine.

L’émerveillement nous donne envie de prendre soin, de cohabiter avec la création et d’utiliser avec intelligence les biens qui nous sont donnés. Et c’est parce qu’on voit le beau qu’on aime la vie, qu’on trouve des ressources et l’envie de se battre. Je suis d’ailleurs frappée de voir que les problématiques écologiques donnent des conséquences qui s’avèrent pires que les causes lorsqu’on est dans la désespérance : le fait par exemple de ne plus avoir envie d’avoir des enfants. La désespérance n’est pas une source créative.


Vous rappelez à quel point l’espérance et l’émerveillement sont liés…

Au fil de mes recherches et de la rédaction de mon livre, je me disais souvent que je pouvais changer un mot par l’autre. Le philosophe Bertrand Vergely écrit que l’émerveillement c’est avoir mal à la vie et l’aimer d’autant plus : on aurait pu mettre le mot « espérance » à la place. Dans les deux, il y a une vraie, une profonde conscience du mal. Qui est à entendre comme absence du bien. Et ce bien est aussi en nous et il est à cultiver, à contempler, à rappeler.

Quand on est abattu par la souffrance, peut-on encore s’émerveiller ?

Quand on vit une épreuve, l’émerveillement n’est pas simple à ressentir, et il est parfois absent. Pour autant, ce n’est pas incompatible, cela peut coexister. Je crois d’ailleurs que cette capacité s’endort plutôt dans le confort, et que la difficulté ou le manque sont des failles qui viennent réveiller l’émerveillement face à la vie. La brèche de notre misère, de notre pauvreté, de notre souffrance laisse passer la grâce.

Quand on vit quelque chose de difficile, une disposition intérieure différente peut émerger : le temps prend une autre valeur. On redécouvre une science de la vie, une consistance au temps, à la présence de l’autre, l’importance de voir ceux qu’on aime, la valeur d’un geste, d’une parole. Finalement, on mesure parfois le miracle de l’existence quand on sent que celle-ci nous échappe. C’est lorsqu’on perd quelque chose qu’on se rend compte qu’on y tenait.

Lorsque vous-même avez vécu de terribles épreuves, l’émerveillement a-t-il eu une place ? Ou est-ce après coup que vous avez pu y goûter ?

Il y a eu des moments d’émerveillement, oui. Alors que j’étais alitée la tête en bas, les pieds en l’air, pour ne pas accoucher à cinq mois de grossesse, une infirmière exténuée s’est réfugiée dans ma chambre et a vidé son sac. De l’avoir consolée, alors que j’étais dans un état catastrophique, m’a profondément touchée. Je ne me suis pas émerveillée de moi-même, mais de la beauté de la relation quand elle est dans l’écoute. J’ai compris que même dans la dépendance la plus totale il y a encore quelque chose à vivre et à apporter aux autres.

J’ai vécu un autre moment d’éblouissement à la fin de cette première semaine d’alitement, où il y avait 99,9 % de risques que je perde mon enfant. Dans cette période d’incertitude cauchemardesque, un pédiatre est venu me voir. Il m’a dit ce qu’il fallait que je réussisse à faire : tenir deux mois, ce qui me semblait être plus difficile que gravir l’Everest. Il m’a parlé avec délicatesse, mais de façon vraie, avec ce côté tranchant de la vérité. Je me suis sentie respectée par ce médecin. Ce qu’il était en train de me dire, personne n’aurait jamais envie de l’entendre, mais je savais que c’était vrai et cela m’a fait du bien. Cette vérité-là m’a émerveillée.

À la relecture de mon histoire enfin, j’ai été subjuguée a posteriori par la prière des autres qui a sauvé la vie de mon enfant mais qui m’a aussi fait tenir. Je ne pouvais plus prier, j’étais au fond du trou. Quand je pense à cette période, j’ai l’image d’un ravin et d’un filet juste au-dessus. Ce filet c’était tous les gens qui priaient pour nous.

Blanche Streb

Source La Vie

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