samedi 23 mars 2024

Anne Le Maître : « Le silence conduit au cœur profond » (1)


Gratuit, subversif et fécond, le silence n’a jamais été autant désiré et recherché dans une société bruyante, invasive et consommatrice. Entretien avec Anne Le Maître, autrice d’« Un si grand désir de silence » (Cerf), qui a reçu en 2023 le prix de la liberté intérieure.

Interview Anne-Laure Filhol


Quelle définition donneriez-vous au silence ?

Il n’est pas forcément l’absence de bruit. C’est un état intérieur d’apaisement du tumulte en soi. Le silence permet à la fois d’être davantage dans la justesse vis-à-vis de son être intérieur et beaucoup plus disponible à ce qui arrive. Les deux s’enrichissent simultanément et si l’un va sans l’autre, il y a déséquilibre. Le silence est ainsi ce lieu intérieur dans lequel le dialogue entre ce qu’on est profondément et ce qui advient dans la relation avec les autres peut s’épanouir.

Le silence intérieur est-il l’absence totale de pensées ?

Non, c’est même l’inverse. Le silence intérieur est ce moment – ou ce lieu – où les pensées incessantes, où les mouches que l’on a dans la tête (« Il faut que je sorte la lessive de la machine à laver, que je prenne rendez-vous avec telle personne… ») se calment. Nous avons plusieurs niveaux de conscience de soi. Le silence intérieur est peut-être moins la pensée et davantage ce qu’il se passe à un niveau plus spirituel. Lorsque je fais une retraite ou que je pars marcher, plusieurs jours sont nécessaires pour que je descende dans le lieu du cœur, qui n’est pas un endroit où je ne pense pas, mais où je pense juste. Un lieu où je suis reliée à quelque chose qui est une source profonde, à une énergie vitale. Aussi, comment fait-on pour prendre une décision de vie ? Ne faut-il pas se taire et se rendre compte à un moment que la décision est prise ? Quelque chose s’est joué dans le non verbal.

Le silence conduirait donc au cœur profond…

Sans aucun doute. Et quand on est croyant, on peut y voir la présence de Dieu…

À force de faire le vide en soi, n’y a-t-il pas dissolution de l’être ?

Telle est la question angoissante : qui suis-je quand je ne parle pas ? Pourtant, si je me tais, ce n’est, la plupart du temps, pas le vide que je vais rencontrer, mais du plein. Du plein d’être. Prenons un exemple : vous êtes en forêt avec des amis, il fait beau, les oiseaux chantent. Au bout d’un moment, vous décidez de vous asseoir et de vous taire. Et plus vous allez vous taire, plus vous allez percevoir tout ce qu’il se passe : prendre conscience de la diversité des oiseaux – qui vont peut-être chanter plus fort parce que vous les dérangez moins –, des arbres, des plantes… De faire diminuer quelque chose de sa propre présence envahissante va ainsi faire surabonder le reste. Dans le silence, il y a de la surabondance en soi (de sensations, de réflexions de souvenirs) et à l’extérieur de soi.

Avant d’accéder à cette surabondance dont vous parlez, n’aurait-on pas peur de l’ennui ?

Je crois que l’ennui n’est que le début de l’angoisse du vide. Et en général, on s’arrête à l’ennui et on le comble d’une manière ou d’une autre. Là réside le divertissement pascalien, nous détournant de l’essentiel : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. » Le silence nous renvoie ainsi à notre finitude, à la mort, et nous sommes souvent réfractaires à regarder en face cette idée inconfortable. Le silence requiert un certain travail, certaines conditions…

Quelles sont-elles ?

Dans mon cas, c’est d’abord de considérer la possibilité du silence comme un état de fécondité et non pas de perte. Puis d’identifier ce qui constitue un écosystème favorable pour qu’à certains moments il y ait ces silences dans ma vie. Cet écosystème démarrait dès le matin, quand je ne vivais pas seule : je me levais souvent une heure avant le reste de la maison. Un temps où je passais une heure à boire mon thé et à réfléchir, où surgissait parfois une envie d’écrire ; de prier à d’autres moments. C’était un temps d’ouverture. Ensuite, je m’impose une certaine discipline, en restant vigilante pour discerner les moments où je me laisse trop aller, lorsque par exemple je me connecte quatre fois en quelques heures à un réseau social. Aussi, mon besoin de silence est nécessaire, pour mon équilibre intérieur et l’écriture. Si je suis donc trop longtemps dans le bruit et que je suis mal, je rentre chez moi, renonce à voir telle ou telle personne, je me passe d’écrans. La troisième condition est à mes yeux le travail, au sens de la persévérance dans ce modèle-là.

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