lundi 17 avril 2017

Jean Vanier : “Tu es aimé de Dieu, tel que tu es“

Il y a plus de 50 ans, ce philosophe et théologien canadien fondait l'Arche, qui continue d'accueillir des personnes handicapées dans des communautés aimantes et fraternelles. Pour Pâques, il nous livre sa méditation.

Le petit gars faisait sa première communion. Dans l'église, son oncle et parrain se dirigea, à la fin, vers la maman pour lui dire combien la célébration avait été belle. « La chose triste, a t-il ajouté, c'est que lui n'a rien compris. » « Lui », c'était le petit gars porteur d'un handicap. À sa maman choquée, blessée, et dont les yeux étaient gorgés de larmes, le fils a déclaré : « Ne t'inquiète pas, Jésus m'aime comme je suis. » Tout est là et c'est très simple ! La mission de Jésus était d'annoncer la bonne nouvelle aux pauvres. Elle ne consistait pas à dire : « Je vais te donner de l'argent et du travail », mais : « Tu es aimé de Dieu, tel que tu es. »
Lors de ma première rencontre avec des personnes ayant un handicap, j'ai été assailli de questions : « Est-ce que tu reviendras me voir ? Est-ce que tu m'écriras ? Est-ce que tu veux devenir mon ami ? » Avec émerveillement, je découvris que leur premier souci était la relation. Une relation vraie, sans masque, sans intérêt. Une relation-révélation disant à l'autre : « Je suis content que tu existes » et non : « Je veux que tu m'aimes pour que je sois quelqu'un. » Pour beaucoup, le bonheur est un mélange de santé, de promotions, d'amitiés, avec des liens souvent motivés par l'intérêt, la réussite. Ces relations intéressées commencent parfois très tôt, dès les études. Or un enfant qui sort du sein de sa maman, qui a eu logement et nourriture gratuits, de quoi a-t-il besoin ? De sécurité et d'entendre quelqu'un lui dire : « Je t'aime tel que tu es, dans ta faiblesse. Tu es plus beau que tu n'oses le croire. » 
Le nourrisson brûle de joie d'être aimé, n'a besoin de rien d'autre. La vie est en lui, et pour lui, cette vie c'est la relation. Ce besoin est présent dès l'origine et dans la part la plus intime de chaque être. Tout homme porte en lui une innocence primale, une pureté. Dans la vie, il y a des contradictions, des complexités, des événements qui nous font mal. C'est alors que notre agressivité et nos systèmes de défense se réveillent et que nous réagissons. Toute la question est : comment faire tomber les systèmes de protection, qui me font vouloir monter en grade ? À l'Arche, nous organisons des retraites pour des personnes qui ont été blessées, humiliées, pour des gens de la rue, des homosexuels, des personnes séparées... Toutes découvrent qu'elles sont aimées dans leur fragilité. Elles peuvent alors commencer à être.
Mon itinéraire a été jalonné par un certain nombre de passages. Le premier fut d'avoir confiance en moi-même, à ma petite voix intérieure qui m'indiquait ce qui était droit et juste pour moi. À l'âge de 13 ans, j'ai découvert qu'il existait une école pour les futurs officiers de la Marine anglaise. Nous habitions alors au Canada. Mon père, qui était militaire et diplomate, avait passé trois ans dans les tranchées de la Somme, j'étais donc très sensibilisé à la question de la guerre. Je voulais absolument m'inscrire dans cette école. Pourquoi ? Je ne sais pas. Mon père a tout fait pour m'en dissuader, puis il a obtempéré et m'a adressé cette parole déterminante : « J'ai confiance en toi. Si tu veux le faire, vas-y. » En 1942, il me conduisit lui-même au bateau, à Halifax. S'il avait refusé, j'aurais été atterré, car je savais que là était ma place.
Mes parents ont respecté ma petite voix intérieure et, de fait, j'ai pu commencer à m'ouvrir aux autres et à la vie. Après un temps, j'ai quitté la Marine. Là aussi, je savais que je devais le faire, mais, cette fois-ci, c'était pour le Christ : la seule chose qui donnait un peu de sens à ma vie était ce Jésus venant annoncer une bonne nouvelle. J'avais en effet la foi depuis toujours, laquelle était sans doute nourrie par celle, très profonde, de mes parents qui allaient à la messe quotidiennement.
J'avais la certitude que pour être chrétien, il fallait être auprès des pauvres. Non pas pour eux, mais avec eux. La spiritualité de Charles de Foucauld m'inspirait déjà beaucoup à l'époque. Lors de ma première visite dans une institution prenant en charge des personnes avec un handicap, l'évidence s'est imposée : je n'avais aucune connaissance sur le sujet, mais il fallait faire quelque chose face à une situation abominable : 80 hommes étaient enfermés dans deux dortoirs de 40, sans travail ni activités. Avec des amis, nous avons trouvé une maison délabrée et pas chère, et la fête a pu démarrer. Nous étions si heureux ! Et ils étaient si ravis de sortir de cet enfer, de vivre ensemble, de rire ! Tout s'est vite organisé, l'argent tombait du ciel, le bouche-à-oreille a opéré. On parlait de moi comme d'un type un peu étrange qui vivait avec des personnes handicapées. Les parents me donnaient leur confiance, tout comme leurs enfants. Nous étions en plein dans les années 1960-1970, avec l'effervescence d'un esprit communautaire et d'une nouvelle façon d'exercer l'autorité. Le Concile qui prônait une plus grande ouverture aux pauvres, une plus grande place aux laïcs portait aussi ses fruits.
Après avoir vadrouillé, cherché ma voie pour être au plus près de Jésus, vécu dans un monastère pendant un an, m'être posé la question de la prêtrise, c'est comme si j'avais trouvé, à 36 ans, le lieu qui me correspondait. Au fond de moi, il y avait la certitude que tout ce qui arrivait était donné par Dieu, et que je pouvais rester là toute ma vie. 
Les personnes avec un handicap mental ont quelque part un cœur d'enfant dans des corps d'adultes. C'est leur souffrance. Comment vivre dans un monde où la normalité est la norme ? Où la normalité rime avec travail et réussite ? Ces personnes ont souffert dès le début de leur vie : d'abord, les parents voulaient un bel enfant, destiné à un avenir prometteur. Même s'ils acceptent, il y a chez tout parent un phénomène de déception. Cette déception se transforme en angoisse, laquelle est nourrie par un climat de souffrance et d'humiliation face au regard des autres. Et à l'humiliation s'ajoute un certain dédain réduisant les personnes au fait qu'elles sont « gentilles ». 
Jésus, lui aussi, a été humilié. Il est allé jusqu'au bout même si on ne voulait pas de lui, même si ses amis lui ont dit : « Tu nous as déçus, on croyait que le Messie allait gagner. » Nous avons besoin d'être sauvés car Dieu, qui n'existe qu'en aimant, veut que nous soyons libres. Où se situe la liberté ? Les personnes avec un handicap sont-elles plus libres que les autres ? Je ne sais pas. Mais il y a une simplicité et une ouverture à la relation chez elles qui est unique. Elles nous montrent un chemin de salut sur terre par leur besoin abyssal d'être aimées et ont à nous apprendre à goûter au Royaume, ici et maintenant. Ce Royaume est le cri du pauvre : « Est-ce que tu m'aimes ? », qui entend le cri de Dieu : « J'ai soif de toi. »
La vie est un processus de pertes et de gains. Cela commence dès notre naissance, nous perdons le sein de maman, puis le cocon familial, plus tard des amis, notre travail... Souvent, nous sommes tellement attachés à ces pertes ou petites morts, que nous ne voyons pas le gain derrière. Or, derrière chaque étape, nous avons à découvrir la nouveauté, et c'est ce qui rend la vie si intéressante. La mort, dernière perte avant le grand gain, ne me fait pas peur. Mais si l'on m'annonçait que je mourrais dans 10 jours, je ne sais pas ce que je ressentirais... Aujourd'hui, je suis bien, là, dans mon foyer, avec mes amis et Dieu. J'espère qu'Il est bien avec moi. Je suis heureux avec Patrick, très malade psychiquement, et présent depuis le début à mes côtés. Nous chantons, dansons faisons la fête ensemble. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de conflit ni de complexités, mais fondamentalement, notre bonheur partagé est de vivre en communauté, dans un climat aimant et sécurisant.
Je ne sais pas si je me suis rapproché de Dieu durant toutes ces années. C'est peut-être Lui qui s'est rapproché de moi... J'ai 88 ans et, comme perspective d'avenir, de devenir de plus en plus fragile et affaibli. Pour le moment, je peux encore donner des conférences, des retraites, et je prends tous mes repas avec mon foyer à l'Arche. Mon espérance, ma foi, est de croire que, plus on s'appauvrit, plus Dieu est présent. Tel est le mystère de l'homme qui, lorsqu'il est faible, peut dire : « J'ai besoin de toi. » Moi, j'ai besoin de Jésus, de l'eucharistie, de ma communauté, de mes amis... Quand j'avais des responsabilités, j'avais besoin de beaucoup de choses, et notamment de réussir face à certains problèmes. Aujourd'hui, c'est plus limité, et, plus j'avance en âge, plus j'ai besoin de sentir que je suis aimé, non pas dans ce que je fais, mais dans ce je suis. C'est ça : plus on devient faible, plus on a besoin de l'autre, plus on découvre que l'on a besoin d'être sauvé. Au plus bas, il n'y a que de l'amour.
Les personnes avec un handicap sont des messagers de Dieu. Qui ose le croire ? Elles m'ont appris à être moi-même, avec mes forces et mes faiblesses, sans chercher à vouloir être autre. « Ne t'inquiète pas maman, Jésus m'aime comme je suis. Je n'ai pas besoin d'être ce que mon oncle voudrait que je sois. » Toute la question est de les aider à être ce qu'elles sont, grâce à la communauté. Être soi revient à dire : je n'ai pas choisi de vivre, je ne vais pas choisir l'heure de la fin, tout est donné par Dieu, je ne suis fondamentalement rien. On n'expérimente sans doute cela totalement qu'à sa mort.

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