lundi 4 juillet 2016

« Je n'ai jamais cessé de prier » avec Elie Wiesel

Prix Nobel de la paix, l'écrivain Elie Wiesel est décédé le 2 juillet 2016. Enfant, il ne vivait que pour Dieu et rêvait de devenir talmudiste. Déporté à 15 ans dans l’enfer d’Auschwitz puis de Buchenwald, où Dieu semblait absent, il n’a pourtant jamais renié sa foi. La Vie avait recueilli son témoignage de foi en 2012 ; nous le republions aujourd'hui pour lui rendre hommage.

« J’avais 15 ans. Hagard, désorienté, ombre parmi les ombres, j’étais parqué dans le wagon à bestiaux où régnait une odeur fétide. Tenaillé par la faim, je scrutais le visage de mes parents, mon cœur battait à se rompre. J’entends encore la respiration saccadée de ma petite sœur ­Tzipora et les hurlements hystériques d’une femme devenue folle. Après quatre jours, le train ralentit. Par la lucarne, j’aperçus des barbelés à l’infini. Nous étions à Auschwitz. Les cris des SS retentissaient de toutes parts. « Restons ensemble », dit ma mère. Nous nous tenions fermement par le bras. Un ordre bref fut lancé : hommes d’un côté, femmes de l’autre. Je restai avec mon père, tandis que ma mère et mes sœurs partaient dans une autre direction. Je les vois encore s’éloigner vers les immenses cheminées alimentées par des êtres vivants, ignorant que je ne les reverrais jamais.

L’ombre de ces trains nocturnes, qui traversèrent le continent dévasté, continue de me hanter. Ils symbolisent la progression inexorable vers l’agonie et la mort des multitudes juives. Aujourd’hui encore, chaque fois que j’entends un train siffler, quelque chose en moi se fige.


« Je n'ai jamais cessé de prier » 

J’ai grandi à Sighet, petite ville de Transylvanie où mes parents tenaient une épicerie. Dès mon jeune âge, j’ai appris l’hébreu classique, je me suis plongé dans la Torah, le Talmud et le Midrash. À 13 ans, j’écrivais des commentaires bibliques. Je me souviens de mes premières extases religieuses quand, avec mes amis de la yeshiva, nous recevions de nos maîtres les clés pour ouvrir les portes secrètes des vérités mystiques. À cette époque, je rêvais d’enseigner et d’éclaircir les textes sacrés. Si je n’avais pas été déporté, je serais sans doute devenu un talmudiste sans histoire. Depuis l’éveil de ma conscience, je ne vivais que pour Dieu. C’était Lui, mon ancre, qui faisait et défaisait les choses, les événements et les êtres. Il était le sens de ma vie, la justification de tout.

La suite, je l’ai racontée dans la Nuit. Les mots ont-ils cependant assez de force pour décrire cet univers dément et froid où des enfants ahuris et des vieillards épuisés venaient pour ­mourir ? Et la disparition de ma petite sœur, tuée avec sa mère la nuit même de leur arrivée ? Et cette odeur de chair brûlée qui empestait l’air ? Et les nourrissons jetés vivants dans des brasiers brûlants ? Et les râles d’agonie, venus d’outre-tombe, s’élevant des baraques où les corps s’entassaient ?

Comment ne suis-je pas devenu fou, dans cette antichambre de l’enfer, plongé dans la peur et les coups, les hurlements des kapos, les aboiements de leurs chiens ? Malgré l’horreur, je n’ai jamais cessé de prier. Le samedi, tout en portant des pierres, je fredonnais les cantiques du sabbat. Était-ce pour plaire à mon père, lui montrer que je restais juif même dans ce royaume maudit voué à leur disparition ? Je n’avais alors pas la force de me plonger dans des méditations théologiques : la ration quotidienne de pain – sera-t-elle d’un centimètre plus mince ou plus épaisse ? – était le centre de mes soucis. La peur des coups dépassait celle du ciel. Sur ce plan, l’ennemi avait emporté une victoire : c’était autour des SS, non de Dieu, que s’ordonnait notre univers.

« Aimer Dieu, l'interroger, le plaindre... »

Ma révolte est venue après la guerre quand j’étudiais la philosophie à Paris. Pour mon ami Primo Levi, le problème de la foi après Auschwitz se pose en termes simples : ou Dieu est Dieu, donc tout-puissant, donc coupable d’avoir laissé faire les assassins ; ou sa puissance est limitée, et alors, il n’est pas Dieu. Ce raisonnement m’interpellait. Tout mon être protestait : puisque Dieu est partout, où était-Il pendant l’Holocauste ? Enfant, je Le situais ­uniquement dans le bien, le sacré, dans ce qui rend l’homme digne de salut. Après avoir vécu le mal absolu, pourquoi continuer à sanctifier Son nom ? Parce qu’Il avait fait brûler des milliers d’enfants dans des fosses ? Parce que, dans Sa grande puissance, Il avait créé Auschwitz et tant d’autres usines de la mort ?

Si je me suis élevé contre la justice de Dieu, je ne L’ai jamais renié. Ma colère s’est toujours élevée à l’intérieur de la foi. En revanche, je n’ai cessé de chercher des raisons à Son silence. La mystique juive parle ainsi des éclipses de Dieu, qui se retire pour laisser sa création s’affirmer. L’un de mes maîtres talmudistes m’indiqua un jour une autre perspective : s’il faut aimer Dieu, L’interroger même, on peut aussi Le plaindre. "Sais-tu, me demanda-t-il, quel personnage biblique est le plus tragique ? C’est Dieu, dit-il, Lui que ses créatures déçoivent et accablent si souvent." Il me montra alors un passage midrashique qui traite de la première guerre civile de l’histoire juive causée par une banale querelle de ménage ; et Dieu, là-haut, pleure sur son peuple, comme pour dire : "Qu’avez-vous donc fait de mon œuvre ?" Alors, au temps de Treblinka et d’Auschwitz, les larmes de Dieu ont peut-être redoublé – et on peut L’invoquer non seulement avec indignation, mais aussi avec tristesse et compassion. Toutes ces questions restent ouvertes. S’il y a une réponse, je ne la connais pas. Bien plus : je refuse de la connaître. Six millions d’humains morts dans les camps, cela doit rester à jamais une question ! »

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