mardi 6 juin 2023

Entretien avec Hubert Reeves par Gilles Farcet


Poétique de l’astrophysique - 

(je continue à poster de précieux entretiens, parfois très anciens dans le temps comme celui-ci - voir la photo  !)

 Si Hubert Reeves ressemble aux astronomes barbus des bandes dessinées, son discours n’a rien de caricatural : ses propos séduisent par leur prudence, leur mesure et leur rare éloquence. A l’heure où science et conscience aspirent à se réconcilier, la démarche d’Hubert Reeves s’impose d’elle-même.


Gilles Farcet : Comme probablement la plupart de vos lecteurs, je ne possède que peu de connaissances scientifiques, et pourtant vos livres me fascinent. Leur succès ne proviendrait-il pas, entre autres, de notre désir de renouer avec le monde ?

Hubert Reeves : Oui, absolument. Il y a chez les êtres humains un besoin d’unité, un besoin d’appartenance qui est à l’origine de toutes les religions. Dans toutes les civilisations, on constate l’existence d’un certain système religieux. On pourrait, je crois, définir l’homme comme un « animal religieux ». Au XIXème siècle, un certain discours scientifique, le discours positiviste, a prétendu que les phénomènes religieux étaient des phénomènes d’infantilisme. Vous connaissez la fameuse pyramide d’Auguste Comte qui distingue l’âge de la religion (l’enfance), l’âge de la philosophie (l’adolescence) et l’âge adulte qui est celui de la science. Il fallait donc, comme on sort de l’enfance, sortir de l’optique religieuse, relationnelle, pour s’en tenir à une connaissance purement factuelle et nier ce que l’on appelait autrefois « l’ancienne alliance ». Cela n’a pas marché. Il est évident que la religion n’est pas morte. Il suffit pour s’en convaincre d’observer le renouveau religieux partout dans le monde ; renouveau qui se manifeste par les sectes, l’ésotérisme, le retour à l’Orient… Cette réaction vient, je crois, du fait que l’être humain avait l’impression que la science ne lui parlait plus de lui et de l’univers, sinon d’une manière tout à fait impersonnelle. Or, ce que la science moderne redécouvre et que j’ai essayé d’exprimer dans mes livres, c’est qu’elle nous parle aussi de nous : elle nous raconte notre histoire. La réalité, que l’on croyait éternelle, est en fait en changement et le scientifique se retrouve donc historien. C’est ce qui est arrivé aux biologistes qui ont découvert l’évolution : le chercheur s’aperçoit que c’est sa propre histoire qu’il est en train de découvrir. Il existe donc un discours scientifique qui redonne à l’homme sa place dans l’univers. On pourrait appeler cela une nouvelle astrologie : l’astronomie relie à nouveau l’homme aux étoiles, non pas en lui disant qu’elles déterminent sa vie mais en lui montrant que c’est à cause d’elles qu’il est apparu. L’homme descend des étoiles. C’est en ce sens que la science nous parle de nous. Je crois que c’est en partie cela qui a fait le succès non seulement de mes livres mais de beaucoup d’autres ouvrages, comme ceux de Carl Sagan. Je pense – c’est en tout cas ce que me disent mes lecteurs – que ce succès provient également du fait que je m’efforce de ne pas dissocier deux visions différentes de la réalité, la vision poétique et la vision scientifique. J’ai voulu montrer que ces deux regards ne sont pas incompatibles mais au contraire s’associent et qu’il est même très agréable de les associer ; on peut être rêveur, contemplatif, et ce sont là des dimensions importantes de l’être humain, tout en demeurant critique et scientifique, ce qui n’est pas moins important. L’intelligence y trouve son compte, mais aussi la sensibilité. Enfin, les gens me disent souvent qu’en lisant mes livres, ils se sentent intelligents, capables d’accéder à des domaines qu’ils pensaient ne jamais pouvoir aborder. Et cela fait en même temps le procès de l’éducation : il est curieux que l’éducation ait pour résultat que la grande majorité des gens ne se sentent pas intelligents… Un grand nombre de gens se jugent incapables de comprendre la physique et la chimie, après des années et des années passées au collège. Il y avait là un manque, et brusquement , ces mêmes personnes redécouvrent leurs capacités intellectuelles.

Gilles Farcet : Je voudrais revenir sur l’aspect poétique de vos livres. Certaines des expressions scientifiques que vous employez sont en effet très poétiques : vous parlez de « grand ailleurs », de « hasard bridé », de la « transparence de l’univers »… Le charme de vos livres n’opère-t-il pas particulièrement lorsque le lecteur non initié, comme moi, cesse de comprendre sur le plan du signifié et se laisse mettre en orbite par les mots, porter par le signifiant ?

Hubert Reeves : Je ne serais pas tout à fait d’accord avec vous pour dire qu’il ne comprend plus, car il y a une compréhension qui vient de l’image des mots elle-même. Si la poésie est inutile sur le plan analytique, elle se révèle par contre extrêmement utile sur le plan synthétique ; le choc des images peut être très efficace pour donner une image d’ensemble d’une réalité, même scientifique. Par exemple, j’ai longtemps cherché le titre de Patience dans l’azur. Je trouvais des choses comme L’évolution cosmique, L’histoire de l’univers… Et je me disait : « Non, ça ne rend pas tout ce qui est contenu dans un tel sujet ». Il fallait un titre synthétique, contenant de multiples résonances ; je voulais quelque chose qui parle du temps, du ciel, qui décrive une sorte de gestation, de croissance, etc. Et lorsque je me suis souvenu de ces vers de Valéry, ils m’ont paru beaucoup plus efficaces pour une compréhension d’ensemble que n’importe quel autre titre.

Gilles Farcet : Dans vos livres, vous montrez que la science frôle souvent les limites du langage et de la logique. Longtemps déifiée, la science apparaît alors dans sa fragilité…

Hubert Reeves : Oui, la science n’épuise pas la réalité ; elle n’est qu’un regard sur la réalité, lequel se situe à l’intérieur de certaines limites qu’il ne peut, par définition, dépasser. De nombreux scientifiques pensent encore qu’un jour la science expliquera tout. Cependant, même si vous arrivez à comprendre ce qui se passe dans votre tête en termes de réactions chimiques lorsque vous écoutez les quatuors de Beethoven, vous n’en avez pas pour autant expliqué le phénomène.

Gilles Farcet : Ne craignez-vous pas de voir votre livre accommodé à toutes les sauces ? Des gens pourraient utiliser certains de vos propos, se prévaloir de la caution scientifique de vos livres pour tenter de justifier les théories les plus fumeuses…

Hubert Reeves : Je prends les gens pour des grandes personnes et je n’essaie pas de les ménager. Le mieux que je puisse faire, c’est de leur dire les choses telles que je les vois. Ils en feront ce qu’ils voudront. En fait, Patience dans l’azur a été utilisé par des gens totalement différents. Les lecteurs ont tendance à trouver dans un livre ce qu’ils désirent y lire. Un jour, j’ai reçu une critique d’un groupe maoïste : ils trouvaient le livre fabuleux, y voyaient presque l’ouvrage qui fondait l’idéologie communiste et ils ajoutaient : « le seul tort de l’auteur, c’est de ne pas avoir cité Lénine » ! Évidemment, je reçois des lettres de quantité de curés, d’hindous, qui me disent que « cela prouve le christianisme » ou que « cela prouve le shivaïsme », etc. Tout cela m’est égal. Mais il y a par contre des choses que je refuse. Par exemple, il existe une ligue pour la défense de l’athéisme, du genre de celles qui fleurissaient au XIXème siècle. Ils se baladent en brandissant de grandes pancartes et organisent des expositions à la gloire de l’athéisme. Ils m’ont demandé la permission de citer des pages entières de Patience dans l’azur qu’ils considéraient comme un excellent plaidoyer en faveur de l’athéisme ! Je leur ai dit : « Non, je ne suis pas d’accord, car vous voudriez utiliser mon livre à des fins idéologiques et bien que je ne sois personnellement pas croyant, au sens traditionnel du terme, je respecte les croyances des autres et n’ai aucune raison de m’inscrire dans un tel courant, si virulent, si passionnel. »

Gilles Farcet : A propos de religion, Fritjof Capra a écrit Le Tao de la physique, un best-seller où il établit des parallèles entre certaines écritures orientales et les découvertes de la science contemporaine. Vous-même citez à plusieurs reprises quelques textes bouddhistes ou hindouistes. Croyez-vous comme Capra et certains de vos collègues que la science redécouvre actuellement des données autrefois perçues intuitivement et exprimées par les auteurs des Upanishads ou du Tao Tö King ?

Hubert Reeves : Sur ce point, je suis assez méfiant. Je prends beaucoup de distance par rapport à Capra ou à d’autres physiciens qui se situent dans ce courant, car je vois là une confusion dangereuse. A chacun sa religion, mais il me paraît excessif de considérer tout cela fondé sur la science. Pour moi, Les Upanishads, comme les traités de zen ou la Bible, ne sont pas des livres de science mais des ouvrages de sagesse. Ils n’ont pas été composés pour nous apprendre comment les choses se sont passées mais pour nous aider à vivre. Contrairement à ce qu’affirme la Bible, nous savons que le monde n’est pas né en sept jours ; mais cela n’a pas grande importance et les valeurs du christianisme ne s’en trouvent pas diminuées. L’erreur consiste à prendre ces textes pour des traités scientifiques. Capra a perçu avec raison l’existence d’une certaine sensibilité commune à la physique moderne et à la pensée orientale. Il n’est d’ailleurs pas le premier à le faire : Heisenberg, Niels Bohr, Oppenheimer ont remarqué cela avant lui. Mais Capra s’aventure plus loin en optant pour la sagesse orientale contre le cartésianisme occidental. Or, chaque civilisation me paraît avoir apporté des choses valables et aucune ne détient le monopole de la vérité ou de la sensibilité adapté à la réalité. Certains aspects de la physique sont effectivement proches de la vision orientale. D’autres, par contre, sont tout à fait occidentaux et rejoignent la pensée cartésienne ainsi que la pensée platonicienne qui demeurent très importantes pour ce que nous appelons la physique à notre échelle. J’éprouve donc une certaine sympathie à l’égard de ces points de vue, mais je trouve que Capra va trop loin et préfère m’en tenir aux propos de Heisenberg, Bohr ou Oppenheimer.

Gilles Farcet : Contrairement à Jacques Monod, vous attribuez à la nature un certain dessein, une certaine intelligence, tout en prenant soin de préciser que nous entrons là dans le domaine de l’interprétation, laquelle varie suivant le tempérament, la sensibilité…

Hubert Reeves : Tout le monde se pose effectivement cette question de l’intention dans la nature, mais les réponses apportées ne peuvent être que personnelles dans la mesure où deux personnes confrontées aux mêmes faits parviendront à des conclusions totalement différentes. Si vous possédez une sensibilité de type lyrique, poétique, mystique ou religieuse, vous serez porté à lire derrière tout cela une certaine intention et vous aurez raison de le faire : il s’agit de votre interprétation, en accord avec votre sensibilité. Mais cela ne vous autorise pas à ériger un bûcher afin de brûler votre collègue qui ne pense pas comme vous, car se serait retomber dans ce vieux dualisme du « vrai » et du « faux »… Cette notion de la « Vérité » constitue un défaut largement occidental et fait bien rire les Orientaux, surtout les adeptes du zen pour lesquels il s’agit d’une illusion. L’Église y est d’ailleurs pour beaucoup car la tradition scolastique a entretenu ce dualisme du « vrai » et du « faux » et les scientifiques n'ont fait qu’adopter cet héritage. Aujourd’hui, il arrive que des savants prennent en quelque sorte la place des scolastiques et jettent l’anathème sur tel ou tel… N’oublions pas que l’interprétation reste toujours personnelle.

Gilles Farcet : A la fin de Poussières d’étoiles, vous écrivez que le subjectif est bien plus important que l’objectif. Croyez-vous que l’intuition joue un grand rôle dans la carrière d’un physicien ?

Hubert Reeves : Absolument. Dans la recherche scientifique, l’intuition est fondamentale. La science se fait surtout avec des « flashes ». A un moment donné, on a une intuition, on comprend quelque chose. Après coup, on essaie de vérifier son intuition. C’est là qu’interviennent les tests, le laboratoire, mais on procède rarement de manière déductive. Au contraire, face à un problème, on se trouve complètement coincé, sans la moindre idée de la réponse et on essaie n’importe quoi. C’est exactement l’art d’Einstein qui s’y entendait à merveille pour mettre en question les choses à première vue les plus fondées, les plus logiques. Il faut beaucoup tâtonner, viser à l’aveuglette… L’intuition me paraît essentielle pour le progrès de la science, mais il ne suffit évidemment pas d’avoir des idées. Encore faut-il les soumettre aux tests…


-----------