Récemment, lors d’une sortie en montagne, je me retrouve nez à nez avec cet arbre, et je ne peux m’empêcher de m’arrêter. C’est étonnant, je me promène depuis une heure dans une forêt automnale, au milieu d’arbres pleinement vivants, et c’est celui-ci qui stoppe ma progression !
Cette majestueuse forme rencontrée au détour d’un lacet du sentier m’interroge, semble me dire :
« Où en es-tu, toi, de ta capacité à lâcher prise ? »
Car si j’avais bien préparé un itinéraire, défini un horaire, étudié ce que j’allais voir dans mon parcours, cette rencontre et ce qu’elle engendre me prend au dépourvu, bouleverse mes plans, remet en cause le prévu, et du même coup m’ouvre à une autre manière d’être.
Très simplement cet arbre m’arrête et me dit :
« Où cours-tu comme ça, si prévisible, si sûr de toi ? Prends le temps de te poser, de regarder autour de toi, de sentir, d’entrer vraiment en contact avec ce qui est là ».
Le contact dont il est question est favorisé par l’attention au geste d’expirer : se poser, se détendre, se mettre à l’écoute, se retirer du besoin de faire, de contrôler, de gérer une situation, état d’esprit dans lequel je me trouvais alors.
Il va sans dire que, mes objectifs initiaux étant abandonnés, la suite de la randonnée fut transformée par un rythme plus naturel, un regard plus ouvert, un contact plus vrai avec cette nature dont je faisais dorénavant partie et qui, de simple support à ma pratique de sportif, devint un lieu infiniment plus vivant d’accueil, d’échanges et d’interactions.
De manière plus subtile, si la présence de cet arbre mort au cœur du vivant m’a autant touché à ce moment, c’est qu’une phrase prononcée lors d’une récente retraite s’est alors imposée à moi et a pris tout son sens : « Osez expirer, osez dédevenir ! »
L’attention au souffle est au premier plan lors d’une pratique intensive de za-zen, et ce geste renouvelé expiration/inspiration est un incessant passage du dédevenir au devenir.
L’assise en za-zen, parfaitement immobile, c’est ne plus vouloir autre chose que de se laisser entrainer par ce va-et-vient : mourir et renaître à chaque instant, se donner/s’ouvrir, tout prendre, tout vivre … et tout perdre l’instant d’après.
« Dans une respiration saine, l’accent est mis sur la durée de l’expiration, sur l’abandon, ainsi une inspiration juste en découle d’elle-même.» … « Se donner, s’abandonner, se retirer sur l’expiration, pour revenir à soi régénéré sur l’inspiration, telle est la formule fondamentale de la transformation de la Personne » nous dit Dürckheim.
Formule vitale qu’il appelle aussi dans ses écrits la grande loi du « Meurs et Deviens », ou encore « la roue de la transformation ».
Cette indication « Osez dédevenir ! » est donc précieuse dans nos existences actuelles, où tout nous pousse à garder, à nous accrocher à ce qui nous plaît, à figer ce qui est conforme à nos espérances, nos plans de vie. Cette manière de vivre favorise grandement l’inspiration, le gain, l’accumulation : mais qu’en fait-on, au fil des ans, de tous ces avoirs ?
« L’ego est comme une boule de neige qui roule dans l’espace et le temps et n’arrête pas de grossir » nous dit un maitre zen.
Pratiquer la voie du zen n’est pas une accumulation quantitative de progrès ou d’expériences agréables et bonnes pour MOI, afin que je sente que la vie réponde enfin à MES attentes.
Jacques nous interpelle souvent sur ce danger et cette volonté que l’on a de vouloir se transformer : « La transformation, c’est souvent un arrêt dans le devenir, arrêt souhaité et voulu par le Moi.»
Or, la roue de la transformation tourne sans relâche, liée, collée au va-et-vient du souffle.
Nos gestes, notre manière d’être découlent-ils de ce lien à l’Essence, en sont-ils régénérés, ou sont-ils figés dans le marbre de nos habitudes, de nos postures ou de nos croyances ?
Sommes-nous disponibles à sentir que « ÊTRE, notre vraie nature, est la vie dans son perpétuel mouvement de régénération et dans sa poussée de transformation créatrice ?»
C’est le dédevenir, l’attention à l’expiration qui peut nous désencombrer, nous défaire de l’accumulation, et permet ainsi le véritable geste de renouvellement qu’est l’inspiration.
Apprendre à dédevenir, c’est sentir qu’une pause est possible, qu’une non-action est possible, qu’une union de tout soi-même avec sa profondeur est possible. Loin de mener à un « rien » passif et sans intérêt, cette attitude nous ouvre à une perpétuelle transformation appelée, demandée, voulue par la vie elle-même.
En ce temps de passage d’une année à l’autre, peut-être serait-il bon de sentir que le véritable changement ne se pratique pas à coup de bonnes résolutions qui nous enferment dans des postures et des attentes, mais dans la redécouverte de ce geste tout simple sans cesse renouvelé : expirer, dédevenir, afin de se défaire du trop …
Joël PAUL