Prendre de la hauteur
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Comment vit-on trois mois seul dans une cabane perchée ?
É.C. J'ai ici un balcon sur les arbres, un avant-poste sur la beauté du monde. Le recours aux forêts rend possible le réveil de la vie intérieure. Car ce ne sont pas les merveilles qui manquent, mais notre regard qui manque à la merveille. Le lichen pousse là, il attendait mes yeux. La beauté est bien présente : il suffit que les humains décrochent de leur écran. Je me suis retrouvé avec une interrogation : si je ne peux plus tenir sur mes semblables, sur moi-même, sur une foi, que reste-t-il ? Le retour en forêt permet d'échapper à la vanité des hommes. J'ai vécu dans ma cabane l'une des plus grandes formes de la liberté, loin du regard des autres, à vaquer et à me doucher nu sur ma branche à 6 m du sol - les arbres ne jugent pas notre côté animal. J'ai tenu un journal de cabane, mon écriture y a aussi gagné une forme de nudité. Auparavant, j'avais quelques espoirs humains et quelques espérances divines, et j'ai perdu les deux. Même si je pense souvent que Dieu a continué de croire en moi quand je ne croyais plus en lui. Je citerai mon compagnon de route Bernanos : « La foi, c'est 24 heures de doute, moins une minute d'espérance » À un moment, il y a une cassure, une traversée des forêts sombres comme on en trouve chez Dante. Autrefois, on parlait d'acédie, cet épuisement du sens de la vie - notre burn-out contemporain - qu'ont connu aussi les Pères du désert ou les stylites sur leur colonne, saisis d'une grande nuit. J'ai essayé d'apprivoiser cette obscurité-là et d'y trouver l'étincelle d'un devenir. Les arbres m'ont permis la trouvaille.Vous évoquez votre « enforestation » : en quoi consiste-t-elle ?
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Mais vous avez apporté la preuve que le retour vers la nature peut aussi comporter des risques...
Ayant vécu une enfance au rythme des déménagements continuels de ma famille - mon père était banquier -, j'ai trouvé un port d'attache entre le Périgord et les causses du Quercy, d'où sont originaires mes grands-parents des deux lignages. Dans cette forêt, je me sens de quelque part, j'ai le sentiment d'être chez moi, d'où la sensation du retour. Mais l'expérience d'y devenir berger a été le grand naufrage : mon idéalisme d'aller à la vie rurale - pour retrouver harmonie et unité - s'est heurté aux exigences administratives, au système indigne des prix bas compensés par les subventions, sans oublier l'énorme charge de travail qui pèse nuit et jour. Il m'est arrivé de dormir au milieu du troupeau à l'heure du premier agnelage, ça faisait partie de l'aventure. Seulement, quand il a fallu emprunter à nouveau pour construire la bergerie, le ressort a cédé, tout s'est effondré. Le sort actuel des paysans est dramatique. Leur dur labeur n'est pas récompensé, j'ai expérimenté le mépris social sournois qu'ils subissent. Et je partage l'analyse de Houellebecq sur cet énorme plan social invisible qui est à l'œuvre dans la paysannerie française. Le même sort guette désormais les forestiers : même processus d'industrialisation et de rendement à tout-va, au pays de Philippe le Bel, Colbert et Napoléon III, qui a longtemps eu une belle politique de préservation des forêts. Il faut relire l'Argent de Péguy ou la France contre les robots de Bernanos : le système a sa logique, celle du veau d'or qui pousse à la prédation et à la destruction. Or, l'homme n'est pas dans la nature mais de la nature. Des générations de paysans ont su ne pas scier la branche sur laquelle ils étaient assis. Ici, dans le Périgord noir, la forêt a repris du terrain : c'est un pays qui a peu souffert de l'agrochimie, sa relative pauvreté agraire l'a sauvé et permettra désormais de valoriser son or vert.Comment la fréquentation des livres et la littérature complètent-elles la fréquentation des arbres ?
J'ai le chic pour choisir des métiers engagés qui ne rapportent guère : produire des nourritures, qu'elles soient terrestres ou spirituelles ! L'idéaliste Don Quichotte fait partie de mes amis. Mais j'aime aussi énormément Jack London, car il tire de ses divers et rudes métiers la sève de sa plume. C'est comme si mon épisode paysan m'avait donné plus de légitimité pour écrire, plus d'épaisseur aussi, l'impression que c'est la terre qui parle. J'y ai trouvé un peu d'or. Les arbres m'ont enseigné, mais je n'ai pas négligé pour autant la bibliothèque du milieu où j'ai grandi. J'aime la dimension du rêve chez Saint-Ex, ses récits d'aviation qui font toujours référence à l'enfance. La cabane perchée est aussi une démarche artistique et poétique. Pourquoi tant d'écrivains ont-ils cherché à nous rapprocher de l'arbre ? Victor Hugo se console auprès d'eux : « Toute idée humaine ou divine qui prend le passé pour racine a pour feuillage l'avenir. » Durant mes trois mois, j'ai lu et relu les très consolantes Pensées pour moi-même de Marc Aurèle, parce qu'il y a quelque chose de blessé dans la nature humaine. Et j'ai voulu trouver des mots pour m'apaiser sur le plan humain. J'ai arrêté de chercher une réponse purement spirituelle. Ma cabane n'est pas religieuse, même si elle a quelque chose qui touche à l'absolu, même si la lumière y tutoie le sacré. Je suis un être traversé par le doute et je suis heureux que mes certitudes soient sans cesse bousculées. J'ai été empoigné par cet arbre à la vie. Il m'a réconcilié avec l'idée qu'il puisse y avoir une clarté supérieure. J'ai souvent considéré que la grâce n'était pas pour moi. Mais dans le bruissement des feuilles, j'ai entendu ce qui peut être un souffle sous forme d'interrogation : n'est-ce pas pour toi aussi ? La question n'est pas résolue.
Diriez-vous que vous avez vécu dans votre cabane une forme de renaissance, une rédemption ?
J'ai vécu un hiver d'où tout à coup la sève a rejailli, un printemps sur mon âme et sur mon cœur. Pourtant, même si j'ai choisi la lumière, mon fil de funambule reste précaire. J'affectionne le mot rédemption, mais il est trop fort pour moi, je ne suis pas prêt à me l'accorder. J'ai souhaité au contraire apprivoiser ma fragilité, apprendre à être plus souple avec la vie. La Fontaine ou Hugo partent du minuscule pour aller vers l'universel. Grâce aux hannetons qui entrent la nuit dans la cabane, on peut sentir que l'arbre est enraciné.Dans la cabane a commencé à poindre une forme de quiétude
Ça m'a beaucoup appris. J'ai l'impression d'être désormais comme un arbre, davantage debout. Peut-être un peu tordu. Mais debout. Jusque-là, j'avais une vision écologique uniquement transcendante. J'ai découvert la richesse de l'écosystème forestier, la protection des systèmes vivants qui sont notre matrice. Ils nous donnent l'air pur, l'eau, la protection des sols. L'arbre, reflet de la beauté, est aussi le creuset de l'esprit. Il réunit la nécessité vitale, écologique, spirituelle et poétique.
Vous écrivez : « J'ai été profondément consolé par mon arbre. Mais le bonheur, n'est-ce pas accepter de n'être jamais absolument consolé ? »...
Je m'étais sans doute trompé sur la manière d'atteindre le bonheur. La beauté, pour le chatoiement qu'elle amène à l'âme, on en crève : on en veut toujours davantage ! La corde que je voulais me passer autour du cou il y a quelques années, j'en ai finalement fait une balançoire pour mes enfants... Il faut revenir à cette balançoire de temps en temps, à l'arbre pour s'y ressourcer. Je ne suis plus à la poursuite du bonheur. Dans la cabane a commencé à poindre une forme de quiétude. Je suis un rescapé du désespoir, qui a lutté pour trouver la terre ferme. Je crois à la « viridité » dont parlait sainte Hildegarde de Bingen, cette force et cette verdeur qui sont des cadeaux de la vie. Au digital, je préfère le végétal. Quand on a du chagrin avec soi-même, on peut s'en remettre à ce compagnon merveilleux qu'est l'arbre qui s'enracine, se tient droit et jaillit dans la lumière. Il est loin des algorithmes qui nous asservissent aux écrans et à l'immédiateté, qui détournent et volent notre attention : lui nous la rend ! Il est le plus fabuleux des antidotes. Une manière somme toute de reprendre le pouvoir.À lire Par la force des arbres, d'Édouard Cortès, Équateurs, 18 euros. (source : La Vie)
A écouter : Vivre dans une cabane: le rêve d'enfant d'Edouard Cortès
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