dimanche 13 février 2022

« De peau à peau, passe un courant »

 


Je tends la main ; elle se recule, met ses mains dans les poches de son manteau, me regarde d’un air d’incompréhension et de reproche. Oui, je sais, j’ai oublié, j’ai transgressé les préceptes sanitaires. Qui suis-je donc ? Un inconscient ? Un oublieux des gestes barrières ? Un révolté contre les diktats sanitaires ? Non, je ne voulais que lui serrer amicalement la main. Et son retrait, pour justifié qu’il fût, me fait mal à moi, qui suis un tactile.

J’aime toucher, connaître par l’intermédiaire de mes mains, de ma peau. J’aime caresser les écorces, les cailloux, le sable, la terre. Et j’aime la caresse du vent, parfois sa violence. J’aime me laisser envelopper par l’océan. Bien sûr, j’aime le toucher humain, et également le toucher médical, ces mains expertes qui cherchent, tâtent, palpent, pour comprendre et soigner le corps.

Séparé de la source

Le premier de nos sens à s’éveiller, c’est celui du toucher. Immergés dans le liquide amniotique, nous ne faisions qu’un avec le grand corps maternel. Avec délice. Nous n’étions que contact. Mais la croissance, inéluctable, faisait son œuvre, et la vie (la grande Vie ?) se chargeait de préparer l’interruption de ce temps de bonheur : une énergie s’éveillait lentement en nous, devenant de plus en plus puissante.

Un jour, accompagnée par celle de nos mères, elle nous a projetés dehors avec violence. Si tout s’est bien passé, nous avons été accueillis par des mains délicates, lavés, séchés, et déposés sur le sein maternel. Or, malgré ces contacts vivifiants, nous faisions alors l’expérience fondatrice d’être autres.

Malgré notre désir viscéral, nous étions par moments séparés de la source ; et à d’autres blottis en elle, nourris, soignés, et rassurés par ces voix quasi divines que nous avions pressenties avant le grand passage. Sortant ainsi de la fusion originelle, nous faisions notre apprentissage d’êtres humains, entrant lentement dans la responsabilité.

Le paradoxe du toucher

Ainsi, avec nos mères, avons-nous appris que nous sommes faits pour vivre à la fois séparés et reliés. Notre peau est devenue simultanément la limite que nous ne pouvons franchir, et le lieu du contact intime. Novalis, auteur de pensées si profondes, écrit : « Toucher, c’est à la fois se séparer et nouer des liens. »

Comment apprendre à vivre humainement ces deux pôles contradictoires ? Disons rapidement que si je mise tout sur le séparé, je deviendrai un éternel solitaire ; et si c’est sur le relié, je ne pourrai apprendre l’autonomie. Tel est donc un des nombreux et puissants paradoxes qui sous-tendent toute vie humaine et spirituelle ; notre temps, trop facilement clivant, a du mal à les mettre en œuvre.

C’est là notamment que nous blesse le virus : la restriction considérable de nos contacts humains, source de souffrance pour beaucoup. Et risque de repli individualiste, joint à l’influence obsédante des écrans et des réseaux sociaux.

La juste distance du Christ

Car, de peau à peau, passe un courant. Ce peut être pour le pire, dans la violence ou l’intrusion (le rapport Sauvé nous l’a bien montré). Mais aussi pour le meilleur. Réconfort d’une main posée sur le bras, d’une caresse sur le visage, d’un massage respectueux, de la tendresse entre deux conjoints.

Et me vient à la mémoire la multitude des contacts corporels du Christ avec ceux qui souffraient. Il savait à merveille trouver la juste distance avec les uns et les autres. Il est écrit qu’une force émanait de lui et les guérissait. Telle cette femme qui souffrait d’hémorragie et en fut guérie pour avoir touché son manteau (Luc 8, 44-46). Il invite l’apôtre Thomas à toucher ses plaies (Jean 20, 27). Mais inversement il s’écarte de Marie de Magdala : « Ne me touche pas, car je ne suis pas encore monté vers mon Père » (Jean 20, 17). Toute une vie pour apprendre le grand art du toucher !


Benoît Billot est bénédictin, moine dans la ville au prieuré d’Étiolles, dans l’Essonne. Adepte du zazen, il a fondé la Maison de Tobie. Il a notamment publié Lumières dans l’ordinaire des jours et l’Énergie féconde des sacrements (Médiaspaul).


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