lundi 22 janvier 2024

Etre inconscient de l'inconscient

 Extrait de "Regards sages sur un monde fou" de Arnaud Desjardins.


"En fait, je n’ai cessé de constater combien tous les êtres humains, pas seulement le personnel politique, peuvent être menés par leur inconscient, à quel point la pure subjectivité intervient dans leurs choix, dans leurs orientations, dans l’exercice de leur profession... Si on tient compte des dynamismes profonds, relevant de la pure psychologie, qui animent des personnes, hommes ou femmes, jouant des rôles importants, on en arrive à une tout autre vision de la réalité. On voit la profondeur à l’œuvre sous la surface. Ce qui explique le monde, ce n’est pas l’appropriation des moyens de production à une époque donnée ; c’est la psychologie, la manière dont les êtres humains sont menés par des dynamismes inconscients ou subconscients. Voilà la vraie clef mais qui n’apparaît pas au grand jour. Aucune statistique ne peut mentionner cette donnée. Elle n’est pas mesurable et peut seulement être entrevue dès lors qu’on observe, qu’on écoute et que l’on cherche à voir plus loin que la surface.

Pouvez-vous donner quelques illustrations ?

J’ai par exemple rencontré un contrôleur fiscal parfaitement honorable et consciencieux qui, au cours d’une thérapie, a découvert qu’il défoulait des pulsions inconscientes à la faveur de l’exercice de sa profession. Il a demandé à être provisoirement relevé de cette activité pour en exercer une autre au sein du ministère des Finances, tant il était sidéré de sa découverte : il n’en revenait pas d’avoir vu avec quelle hostilité purement personnelle il s’était acharné sur certains contrôlés sans même en être conscient. Maintenant, est-ce qu’on ne ferait pas, peut-être, des découvertes similaires si on pouvait examiner les vraies motivations de tel ou tel des juges qui apparaissent aujourd’hui comme les champions de l’intégrité et qui traquent la prévarication chez les hommes politiques ? Je ne conteste pas qu’ils fassent œuvre civique ; je dis seulement que sous la surface, sous les intentions et motivations professées en toute sincérité, les profondeurs du psychisme sont à l’œuvre. Une personne que je connais depuis longtemps m’a raconté qu’elle avait eu pour camarade de classe de la cinquième à la terminale un garçon aujourd’hui devenu l’un de ces juges célèbres. Ce même juge, au cours de sa scolarité, année après année, choisissait une victime dans la classe, qu’il harcelait sans cesse en la traitant de « sale riche » jusqu’à ce que le lycéen en question finisse par craquer. Quand, sachant cela, on constate que ce garçon est devenu le cauchemar de politiciens et d’hommes d’affaires, on y trouve matière à réfléchir. N’ayant vraisemblablement jamais fait un travail de mise au jour de son inconscient, cet homme est mû par les mêmes dynamismes que ceux qui l’animaient lorsqu’il était enfant ou adolescent. Pourtant ni son intégrité ni sa conscience professionnelle ne sont en cause et il est, à tous égards, un « grand juge » faisant œuvre utile. Nous sommes sincères. Mais qu’en est-il de nos plus profondes motivations ? Tout psychothérapeute expérimenté pourrait étayer ce que j’évoque en donnant ses propres exemples.

Bref, sous couvert de rationalité, nombre d'êtres humains expriment des dynamismes irrationnels...


Ce qui détermine, dirige vraiment à leur insu les comportements des adultes, c’est la manière dont ils ont vécu leur petite enfance, dont ils ont réagi à certains traumatismes, fut-ce quelque chose d’aussi banal en soi que le fait d’être, en tant qu’aîné, détrôné par l’arrivée d’un petit frère ou d’une petite sœur. Je n’ai cessé de constater cette puissance de l’inconscient, même là où la rationalisation technique paraît tout à fait probante. À cet égard, je peux vous raconter encore une petite histoire vraie : en 1982, un énarque prépare un volumineux dossier sur ce qu’il appelle « la famille socialiste ». Au passage, autant je vois en quoi pourrait consister une politique socialiste de la famille, autant je me demande bien ce que peut être « la famille socialiste », mais passons... Bref, cet épais document arrive à la conclusion que la « famille socialiste » est une famille de deux enfants. Une personne de ma connaissance, elle-même socialiste et mère de famille nombreuse, lit le dossier et demande à son auteur : « Deux enfants... Pourquoi pas trois ?» En réponse à quoi l’énarque laisse échapper ce cri du cœur : « Ah non, ça fait trop mal ! » En le questionnant l’air de rien, la personne qui m’a raconté cette histoire a appris qu’il était le second d’une famille de trois enfants, le dernier né l’ayant détrôné à son tour de sa relation privilégiée avec sa mère. Voilà un bel exemple : cet homme hautement diplômé avait pondu des dizaines de pages et toute une argumentation à grand renfort de chiffres, graphiques et statistiques, pour rationaliser un ressenti qui était uniquement le fruit de sa propre histoire : dans la famille idéale il y a forcément deux enfants ! Il l’avait fait en toute bonne foi, sans un instant soupçonner qu’il pouvait être mû par autre chose que la raison éclairée au service du bien public.

Il s’agit donc d’un aveuglement...

D’un aveuglement qui dans ce cas précis ne porte guère à conséquences. Mais je suppose que les grands inquisiteurs qui ont envoyé des centaines de malheureux au bûcher étaient persuadés que leur place était réservée au paradis, à eux les gardiens de la vraie foi, chargés par la Sainte Eglise de lutter contre l’hérésie... On pourrait multiplier les exemples, tragiques ou plus anodins."

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