Clin d’œil !
Dans sa lettre de février, Jacques Castermane rappelait qu’il avait commencé la pratique de zazen en 1967. 1967, année de ma naissance ; quelques mois plus tard, je pratiquais moi aussi l’assise, entrainé par les forces et les lois du corps vivant ; assis dans un geste parfaitement juste, juste parce que naturel. Qui n’a pas été surpris par la vitalité de l’assise d’un bébé !
Ancré dans le bassin, stable, vertical, ouvert … souple des pieds à la tête sans artifice (ni coussin, ni muscle, ni volonté, ni intention). Ainsi, en 1967, 1968 … j’étais assis naturellement, en zazen, comme tous les enfants du monde lorsqu’ils s’assoient pour la première fois, répondant ainsi à une intention de la vie.
Alors que Jacques avoue que découvrant zazen en 1967, comme tout un chacun qui fait ses premiers pas sur la Voie du Zen, il cherchait comment construire cette posture appelée zazen.
Posture ! Un terme piège qui nous empêche de réaliser qu’avant d’avoir une dimension culturelle et cultuelle, zazen est un geste naturel, une action naturelle.
En écrivant ces propos, je me souviens d’un dicton populaire de la langue française : « Chassez le naturel, il revient au galop ». Combien ces quelques mots peuvent nous maintenir dans le cercle vicieux de la conscience mentale et fausser la relation à notre vraie nature ! Dans cette expression, « le naturel » veut dire nos automatismes, notre mécanicité dans nos réactions et nos schémas de compréhension du monde, ou encore le déterminisme familial, social influant sur notre manière d’être. « Naturel » nous ramène à nos croyances, nos peurs, et à la difficulté de sortir de notre vision du monde égocentrée. « Moi, j’ai toujours agi de cette manière, eu peur de cela, toujours pensé ceci … »
Ainsi sommes-nous définis par ce « naturel », qui nous réduit à une non-liberté intérieure, nous restreint à une manière d’être s’appuyant sur des postulats, des contraintes, des peurs, des réflexes de protection, d’agressivité … installés en nous depuis bien longtemps.
Rien ne change, et c’est bien ainsi : je me reconnais, et je suis reconnu : « Ah oui, cette façon de faire, c’est bien moi, c’est bien lui (elle)!» Dans ce sens, est naturel ce qui est habituel, mécanique, maitrisé ; est naturel ce qui nous maintient dans notre moi mondain au lieu de nous ouvrir au renouvellement qu’est l’acte d’être.
« L’expérience de l’éveil, Satori, est la libération de la nature essentielle de l’homme hors des chaines d’un moi dépendant du monde. Dans les conditions du monde tel qu’il est, on peut retrouver notre état de santé fondamental : la paix intérieure. C’est le réveil hors de la folie de la conscience matérialiste, dualiste, qui détermine notre vision du monde ; vision qui n’admet comme réel que ce qui s’adapte à l’ordre des concepts » K.G.Dürckheim
Si l’on se reporte à l’étymologie du mot nature - ce qui est en train de naître- il serait beaucoup plus juste d’oublier ce dicton populaire et de le remplacer par cette autre formule : « Ouvrez-vous au naturel, et la mécanicité disparaitra, la banalité disparaitra ».
Ainsi la relation à notre vraie nature est abordée d’une toute autre manière, et l’on peut parler de « libération de la nature essentielle de l’homme », de notre être de nature.
Le naturel n’est plus un terme restrictif, enfermant, mais peut être vécu comme une ouverture à ce qui est en train de naître, d’advenir, de réellement se passer maintenant. Est naturel ce qui nous ouvre à une possibilité de changement, d’évolution.
Il est ainsi naturel de sentir ce qui est créé à chaque instant, ce qui est renouvelé à l’occasion d’une respiration, d’un geste, d’une sensation …
C’est l’essence du zen que de porter attention et de s’offrir à cette vie qui nous anime et nous transforme sans arrêt, en prenant au sérieux la conscience sensitive corporelle, la pleine attention au corps vivant, corps sensation, corps geste, que je suis.
Renaître intérieurement à chaque souffle du soutien de cette vie qui m’anime, renaître dans une forme, une tenue, un geste de tout soi-même, afin de sortir de son monde mécanique et figé, et de s’ouvrir au flux du monde tel qu’il est, instant après instant.
Jacques nous raconte souvent l’histoire du combat avec l’ours pour nous faire sentir l’importance de différencier la conscience d’un moi dépendant du monde mental, de la conscience sensorielle, vitale, échappant à l’ordre des concepts.
Un épéiste de renom combat contre un ours, attaché par une patte arrière à un pieu, et il ne peut gagner ! L’ours ne s’appuie que sur la réalité de l’instant, ne répond pas aux feintes de l’épéiste - une feinte n’est pas dangereuse -, ne gesticule pas dans tous les sens ; il voit, fait face, agit en fonction de ce qui se passe réellement. L’ours voit ce qui est, dans une conscience ouverte et libre : c’est la conscience sensorielle, propre à la voie du zen.
L’épéiste, par son savoir, son histoire met en place des stratégies, des feintes ; il prémédite, pense ses attaques. Il est confronté à son monde émotionnel : désir de résultat, crainte d’échouer… ? L’épéiste pense ce qu’il fait dans l’attente d’un résultat positif pour lui ; il reste dans une conscience mentale et ne peut répondre que partiellement à la situation.
« Si l’on perçoit l’impasse dans laquelle nous a menés notre conscience rationnelle, il serait vain d’espérer en sortir par les moyens mêmes qui l’ont créée » nous dit Dürckheim.
Ce réveil ne peut se produire que si l’on quitte la toute puissance de notre conscience ordinaire pour nous ré-ouvrir à la conscience pré-mentale, vitale et naturelle. Ainsi le zen reste avant tout une voie « universellement humaine », qui traverse les époques, les frontières, les dogmes, les religions … et les postures. Une voie qui ne cherche pas une accumulation de savoirs, de performances ou d’expériences, mais crée les conditions favorables à l’apparition de notre vraie nature, notre être profond, « en dérangeant un moi trop bien rangé ».
Le plus grand danger pour le zen serait d’en faire une voie « utile », afin que nous puissions encore augmenter nos capacités, nos savoirs dans le domaine du mental, et que nous oubliions notre vraie nature : la paix intérieure, ressource du corps vivant, qui est déjà là et nous attend … à condition que, dans la pratique de l’exercice, nous apprenions à nous rendre disponibles corporellement à ce qui nous échappera toujours mentalement.
Joël PAUL