dimanche 23 novembre 2025

À un jeune poète


N’est-il pas futile, voire indécent, de vouloir parer un monde désenchanté de poésie ? Notre chroniqueuse invite au contraire à s’y entêter, afin que jaillissent la beauté et l’amour.

 J’ai reçu il y a quelques jours une lettre d’un de mes filleuls. Il confiait à ma lecture, avec la pudeur un peu rugueuse d’un jeune homme de 17 ans, un ensemble de poèmes dont il était l’auteur.

Et avec son texte, tous les doutes qui le saisissaient à l’égard du geste même d’écrire, dans ce qu’il a d’urgent et d’incommode. Pour qui ?, m’interrogeait-il. Pourquoi ? Prétention ? Indécence ? Futilité ? Que pouvait-il penser de ce qu’il avait commis là ? Mon grand, avec une confiance qui me fait fondre le cœur, tu poses là des questions essentielles.

Prendre soin d’aujourd’hui

Alors c’est vrai, certains jours – presque tous – il peut paraître futile de s’obstiner à écrire de la poésie tandis que les enfants meurent et que les forêts brûlent, que les discours de haine fleurissent et que chaque horreur, chaque atteinte au vivant est de la responsabilité de l’humain – ni la guerre ni la catastrophe climatique ne devant rien à la « nature » si ce n’est à notre nature humaine parfois désespérante. Mais justement : ne désespérons pas.

Entêtons-nous à faire pousser des fleurs, à chanter des chansons aux enfants, à écrire des poèmes d’amour. Si nous pouvons espérer que « demain prendra soin de lui-même » (Matthieu 6, 34), n’oublions pas de prendre soin d’aujourd’hui, de chaque minute, de chaque souffle. C’est cela avant tout que nous faisons avec nos pauvres mots ; sinon la laideur, la violence et la mort ont déjà gagné. C’est à la fois dérisoire et indispensable, comme une maigre flamme dans le noir. Car ce n’est pas l’écriture, ce n’est pas la poésie qui est indécente : c’est tout ce qui la cerne, la menace ou se rit d’elle.

On nous fait croire qu’il existe désormais des machines qui font ça très bien, à moindre effort, à moindre coût – si ce n’est celui, prohibitif, de leur impact environnemental. La belle affaire ! La belle escroquerie ! La page la plus réussie conçue par une IA ne vaudra jamais deux vers un peu tremblants, un peu maladroits, sortis de la plume (ou du clavier) d’un jeune homme de 17 ans qui tente d’approcher quelque chose du mystère du monde.

D’ailleurs, tremblants ou maladroits, tes vers ne le seront peut-être pas : ils seront peut-être ivres d’angoisse et de lumière, stupéfiants, étincelants. Ils auront, qui sait ? cette puissance de faire battre des cœurs, de mettre des gens debout, de ressusciter les morts. « D’où la tiendrais-je / cette parole étonnée / si elle ne jaillissait / de l’imprononçable secret / qui chaque matin / défie les luttes nocturnes / par les audaces de ce cri / dansé par-dessus les jardins. / C’est aujourd’hui même résurrection ! / Traversons », engage ainsi Christiane Keller dans Creuse en moi ton silence (Atelier des noyers, 2021).

« Au commencement était le verbe »

Parce que les mots sont notre souffle et notre sang. Le langage, poétique ou autre, n’est pas une production. Il n’est pas le but : il est un moyen qui nous est donné. Il est la main qui saisit le réel, l’ausculte, le caresse, l’apprivoise, le façonne. « Au commencement était le Verbe » (Jean 1, 1). Ne cesse pas d’écrire, mon grand : saisis par la pensée ce qui te meut, ce qui dans le vif de tes jours te convoque ou t’effraie. Écrire, sentir, penser, c’est déjà agir ; déléguer la chose à des machines serait confier à des cœurs en plastique le soin de battre dans notre poitrine.

« À quoi ça sert ? » m’interpelles-tu, tout en reconnaissant que tu ne peux te passer de cette étrange habitude. À rien, j’en conviens. Sourire, chanter, rêver, lire, courir… : tout acte vrai est fondamentalement improductif et gratuit. Jouer avec un enfant, faire un gâteau, faire l’amour, marcher dans la forêt. Regarder la mer. Regarder les étoiles. Regarder les gens. Les aimer en dépit de tout. La poésie est une déclaration d’amour.

Anne Le Maître

Autrice et aquarelliste, géographe de formation, Anne Le Maître vit en Bourgogne. Elle enseigne aux jeunes et aux adultes. Elle a publié Un si grand désir de silence (Cerf), qui a reçu le prix littéraire de la Liberté intérieure 2023, le Jardin nu (Bayard) et Faire refuge en un monde incertain (Cerf).

Source La Vie

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