lundi 28 avril 2025

Rencontre avec le pape

 Que François vous a-t-il apporté en tant que chrétien, en tant qu’écrivain ?


Le regard que François portait sur chaque chrétien était un regard de bienveillance et de fraternité. Il avait une merveilleuse écoute et il m’a confirmé cette idée que la foi est une liberté de penser, d’interpréter, de faire sien un message. Il légitimait cette part active : dégager la religion de l’obéissance pour la restituer à l’individu en pleine conscience, qui réfléchit, s’empare de l’histoire et des textes.

Ce qui est étonnant de la part d’un pape, censé être le gardien des interprétations et des canons. François avait cette ouverture-là. On échangeait sur des sujets où j’avais des positions très éloignées du dogme.

Pouvez-vous nous donner un exemple ?

J’ai pu lui parler de ma conception de Judas : pas du tout un traître mais le disciple préféré et celui qui se sacrifie par amour… « C’est très intéressant », m’avait dit François, dans un grand sourire. Et j’avais continué en expliquant qu’on évitait ainsi l’antisémitisme chrétien qui a prospéré à partir de l’idée de Judas, de la figure tentée par l’argent, etc.

Ce que je racontais était bien sûr de la fiction, mais François avait cette idée qu’elle ouvrait justement à la réflexion. C’est pourquoi il était très attentif aux écrivains et autres artistes.

Après le très beau discours sur l’art qu’il avait prononcé dans la chapelle Sixtine, il a publié le texte sur la littérature en juillet 2024 : une reconnaissance de l’importance de l’art dans la vie spirituelle. Et aussi du rôle des artistes pour communiquer, témoigner, dire autrement que l’Église. Ce qui a déclenché des réactions de détestation car, en somme, il « déclergisait » le message évangélique.

Je l’ai rencontré à travers cette caractéristique qui lui était essentielle. Il m’a invité à faire le voyage à Jérusalem, ce qui a été un formidable cadeau, et m’a permis de donner corps au défi de la fraternité sur une terre trois fois sainte et fratricide.

Vous êtes ensuite devenu un familier de la maison Sainte-Marthe, mais quand avez-vous rencontré François pour la première fois ?

Au terme du mois passé à Jérusalem, d’une richesse extrême sur les plans spirituel, historique, théologique. Le dernier jour, j’étais encore à la bibliothèque de l’École biblique, j’ai reçu un appel du Vatican : « IL vous attend. » Je suis allé au rendez-vous, nous nous sommes retrouvés seul à seul. Lui parlant en italien et moi en français, chacun comprenant l’autre. Un grand moment. Car qui étais-je pour qu’il ait envie de me rencontrer ?

Ce fut d’abord pour moi un étonnement enfantin, puis la conscience lucide que je suis un chrétien qui n’est pas à la hauteur des exigences du christianisme… J’étais impressionné face à la grande figure spirituelle, plus que l’homme de pouvoir, le chef d’un État et d’une Église sur toute la terre. C’était cet homme accompli spirituellement, qui pouvait me citer le Mémorial de Pascal en français par cœur et qui était capable de toutes les discussions. Cette légitimité qu’il donnait à l’autre m’a bouleversé.

Revenir de Jérusalem, la ville importante pour les trois monothéismes, c’était avoir ressenti le défi du « Écoutez-vous », après que Dieu a dit trois fois « Entendez-moi ». Se rendre compte que nous sommes frères. Le fratricide, c’est l’oubli de l’origine commune, que pratiquent les « grimaceurs » de chaque religion. François a tendu la main aux représentants du judaïsme et aux imams. Lui-même avait pris l’initiative, « ce ne sont pas eux qui m’ont couru après », nous confiait-il.

Qu’attendez-vous du prochain pape ?

Que perdure cet ébranlement spirituel qu’a provoqué François : il a bousculé l’édifice tout en ne voulant pas le briser, c’est pourquoi il a ralenti le train des réformes. Je pense que restera cette Église beaucoup plus proche des Évangiles, une Église qui n’est pas une fin en soi mais qui est mission, qui est service. Et puis une Église qui ne met pas au premier plan le magistère moral, qui intègre l’ouverture faite aux couples divorcés, aux homosexuels : j’espère que continuera ce respect des trajets de vie.

François avait une grande peur du schisme et tous les papes à venir vont se retrouver face aux deux fissures de notre temps : celle qui sépare traditionalistes et progressistes, celle qui éloigne le Nord et le Sud. Entre le désir de réconciliation et la nécessité d’avancer, tout pape sera désormais coincé.

Le catholicisme a ces deux tensions à l’intérieur de lui qui sont de plus en plus exacerbées : si un pape traditionaliste est élu, il aura la moitié de l’Église contre lui, de même si c’est un progressiste… François a été un grand pape empêché ! Tout ce qu’il a débusqué et devant quoi il a dû reculer est désormais clairement marqué.

Dans un monde de plus en plus chaotique, comptez-vous sur la force de résistance du prochain pape ?

Le christianisme est plus que jamais important, à l’heure où un nombre croissant de dirigeants n’affirment plus que deux choses : la force et l’argent. Et souvent la force au service de l’argent… La vocation même du christianisme, depuis Jésus au sein même de la société de son temps, est de lutter contre le règne de la force, le mercantilisme, le matérialisme de l’intérêt.

On dit aujourd’hui que l’Église est minoritaire, mais une force de résistance est toujours minoritaire. C’est comme la philosophie, face au fameux bon sens et aux préjugés. On a besoin de la dynamique que le christianisme représente et de la proposition d’un autre rapport social fondé sur le respect et l’affection, non sur la peur et l’intérêt. C’est encore plus inaudible aujourd’hui donc encore plus nécessaire. C’est la folie du christianisme d’être la religion de l’amour, dans un monde excessivement brutal.

Interview de Eric-Emmanuel Schmitt

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