Dans Seuils du silence, une chronique (Éditions les Grands Détroits, 2025), André Hirt évoque ses trois oncles alsaciens, enrôlés de force dans l’armée nazie, comme bien d’autres « malgré-nous », et revenus de la guerre avec tant d’horreur boueuse, glacée, dans le corps et dans l’âme, que seul le silence pouvait en dire quelque chose.
Pour celui qui vient après ce silence mais qui en procède, puisqu’il a été le paysage familier de son enfance, il n’est pas question de lui substituer un récit circonstancié, de s’introduire de force dans leur histoire. Comme l’écrivait Paul Celan, nul ne témoigne pour les témoins. Les mots engouffrés, le regard absenté, le retirement sont déjà, en soi, un témoignage. Le seul qui puisse dire quelque chose de la violence indicible qui a été vécue sans rémission possible.
À ceux qui vivront après ce silence, un devoir s’imposera : ne pas le trahir. André Hirt, à cette fin, n’écrit pas à la première personne mais recourt à la troisième, au « il », que la grammaire nomme le pronom de l’absence. Comme si parler du silence des trois frères, Georges, Paul et Adalbert, ne pouvait se faire que dans une forme d’absence à soi-même : « Il aura tout de même appris d’un savoir essentiel, mais ce n’est qu’un non-savoir que rien ni personne ne peut certifier, que même les témoins restent muets. Et que ce silence est leur parole. Elle demeure à jamais figée et inscrite sur leurs lèvres. »
Ce qu’il reste à celui qui vient après, c’est un mouvement qui ne se qualifiera ni d’amour ni de compassion mais qui a toutes les allures d’une nécessité intérieure, antérieure à toute science, à tout acte de foi, même : « Alors, lentement, en pensée, il s’assied en pleurs avec eux. »
Parce qu’il se situe en dehors de toute volonté démonstrative, et en dehors même de la foi ou de l’expression de la foi, ce livre d’André Hirt me renvoie profondément à ce en quoi je crois. Me tombent si souvent des mains les écrits qui débordent d’intention apologétique. Les dires saturés d’angélismes, exhibés comme des signes de reconnaissance, de complicité clanique.
Le Dieu d’Israël et de Jésus-Christ nous veut libres. S’il se cache, c’est pour que nous soyons son corps dans l’Histoire, que nous prenions notre responsabilité d’humains, que nous accomplissions sa promesse avec les moyens du bord. Ce Dieu-là n’a jamais demandé qu’on l’adore, qu’on le totémise, qu’on le fige dans le formol d’un formalisme exigu, vétilleux, de ces perfections qui à trop vouloir faire l’ange font imparablement la bête.
C’est là, dans le fil des jours, dans le cahot, l’impréparation et l’imprévisibilité du chemin cabossé, que les plus belles prières, les plus beaux actes de foi s’accomplissent, avec ou sans le nom de Dieu au cœur ou à la bouche. Peu importe, en un sens, puisque de toute façon, quoi qu’on veuille, quoi qu’on prétende faire, y compris se passer de lui, il est le commencement et la fin de tout.
Ce qui frappe à la lecture de la magnifique anthologie De la Bible au poème. De Marot à nos jours (Labor et Fides, 2025), composée par Philippe François, c’est la variété des voix et des chemins empruntés, les plus buissonniers n’étant pas les moins fervents. Les Écritures, le feu qui les traverse, l’amour qui cherche inlassablement à s’infuser, à s’inséminer en nous, par tous les moyens poétiques possibles, leur donnent une vitalité qui ne se borne pas à la dévotion et aux formes de piété recensées comme telles.
À partir du Psaume 89 (« Tu es une maison pour nous »), Frédéric Boyer, dans sa lumineuse préface, commente : « Ta Loi, tes Écritures sont une demeure. Une maison vécue et une maison désertée. Une maison parlée et hantée dans le silence vivant. » Les mots que nous disons ne deviennent parole que dans le rapport secret qu’ils nouent avec ce silence du Dieu qui les appelle.
Emmanuel Godo
Poète, il vient de publier Avec les grands livres. Actualité des classiques (Éditions de l’Observatoire).
source : La Vie
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