dimanche 6 septembre 2015

Au sommet du Hoggar avec Eric-Emmanuel Schmitt

À l’âge de 28 ans, cet auteur à la renommée internationale a vécu une conversion fulgurante. Passé sa Nuit de feu, titre de son nouvel ouvrage (Albin Michel), sa philosophie de l’absurde s’est métamorphosée en une confiance dans le mystère, comme promesse de sens.

Je suis perdu au milieu du désert, sans eau ni vivres. Dans une exaltation joyeuse, je viens de dévaler le mont Tahat, plus haut sommet du Hoggar, perdant au passage tout mon groupe. La nuit tombe et avec elle le froid. Le vent se lève et avec lui la peur d’avoir peur. Je me creuse un lit dans le sable, ensevelissant mon corps désormais figé dans la torpeur. Combien de temps tiendrai-je ?

Au bout de quelques minutes, je sens mon corps se diviser en deux. L’un reste à terre, l’autre s’élève dans les airs. À la sensation de démembrement, s’ajoute celle d’un allongement infini. Je suis aussi grand que le désert, ne fais qu’un avec l’univers. Je m’approche d’une Force fondamentale et me fonds en elle. Totalité. Plus de temps, plus d’espace. Béatitude. Paix. Lumière. Tout a un sens. Tout est justifié. J’entre dans un Feu. L’éternité dure toute la nuit. De retour dans mon enveloppe charnelle, je tente de trouver des mots. Cette Force n’a pas décliné son identité. Tout allait au-delà du langage, du concept. Dieu ? Oui, Dieu, puisque c’est ainsi que l’appellent les hommes. Quoi qu’il se passe désormais, je suis habité par la confiance et la joie. Que je meure ou vive, cela sera en tant que croyant.

Ce périple saharien, je l’avais entamé dans un état confus. Maître de conférences en philosophie de 28 ans, j’étais au carrefour de ma vie. Était-ce bien la mienne, cette vie toute tracée ? Au fil des kilomètres le long de dunes brûlantes, j’observais notre guide touareg. Son attitude, sa sagesse, ses prières m’agaçaient, me fascinaient. À le voir plongé dans un recueillement et habité par une joie constante, j’étais déstabilisé. En sa présence, j’ai redécouvert l’émerveillement. Ce musulman a été comme un guide, un médiateur. J’ai eu besoin de lui pour changer de regard sur la religion et comprendre que ce mode de vie répondait à une nécessité intérieure. À l’époque, je me moquais du christianisme. Les formes de religiosité, je les avais condamnées, alors pourquoi les interroger ?

Je suis devenu philosophe pour lutter contre mon hypersensibilité. Un jour, j’ai compris que la seule façon de ne pas succomber à mes émotions excessives était de me solidifier intérieurement. La philosophie fut une réponse. Celle de l’absurde, mon parti pris. J’étais amoureux de mon courage, de la bravoure avec laquelle je combattais le désespoir. Mais cette fierté farouche ne laissait pas mon esprit en repos, assiégé par l’insupportable idée de la mort. Elle était un cancer pourrissant mon existence, contaminant le réel sous la forme du « à quoi bon ? ».

Depuis ma rencontre avec le Feu, elle ne vient plus m’attaquer, ni la nuit, ni le jour. Quelque chose de plus fort qu’elle la surpasse : la confiance dans le mystère, comme promesse de sens. Oui, je crois que tout a un sens. S’il nous échappe, cela vient des limites de notre esprit et non de celles du monde. J’habite l’inconnu d’une autre façon en faisant crédit à l’univers, à la vie, même lorsque je suis choqué, scandalisé ou dans le doute. Contrairement au philosophe athée, j’ai cette chance insolente d’aller puiser dans ma nuit mon émerveillement et ma joie. Mais aux questions qui m’importent le plus, je ne trouve pas de réponses certaines. Lorsque je dis « Oui, Jésus est le fils de Dieu », ce n’est pas l’affirmation d’une certitude objective mais d’une adhésion.

D’agnostique athée, je suis devenu agnostique croyant. Toutes les réponses qu’un philosophe peut apporter sont sur le mode du « peut-être ». La raison, qui ne peut prouver ni l’existence de Dieu ni sa non-existence, a pour seule réponse rationnelle : je ne sais pas. Si l’on me posait la question, je répondrais : « Je ne sais pas…, mais je crois que oui. » La foi n’est pas un savoir. Je dirais même qu’elle est un rapport à l’ignorance. Contrairement à de nombreux penseurs, je la sépare de la raison. La foi, siégeant dans le cœur, relève de l’expérience, du témoignage subjectif. La raison, elle, de ce que l’on sait, de l’argumentable et donc du transmissible. Dans la mesure où je ne peux transmettre cette évidence, je ne peux la confondre avec un savoir. Témoigner, c’est offrir un éventuel partage, sans être sûr d’être contagieux. Stipuler que l’on détient le savoir est une imposture et est à la racine de tout intégrisme athée ou religieux. Avant ma conversion, le témoignage d’une expérience mystique m’avait laissé circonspect : « Pourquoi lui et pas moi ? Et puis il faudrait que je le croie pour y croire. » Je considérais son récit aristocratique et non démocratique. Il valait pour lui et non pour chacun. Or, le philosophe aspire à l’universel. Aujourd’hui, je pense que l’on ne peut se contenter d’un point de vue rationnel sur les choses, puisque d’autres instances existent en nous telles que le cœur, le corps, l’imagination.

À mon retour d’Algérie, j’ai été très silencieux : moi, un croyant ?! Il a fallu que j’accepte ce nouveau moi et que le petit filet d’eau dans le désert devienne fleuve. Que cette foi grandisse. J’ai mis des années à le dire, presque gêné de m’exprimer sur un sujet pareil. Juste témoigner, humblement et simplement. Puis la culpabilité d’avoir reçu la grâce s’est transformée en étonnement. Je me suis mis à lire les poètes mystiques, de préférence éloignés du christianisme, par une sorte de snobisme. Je me sentais frère de ces guides de contrebande, affranchis de la voix du dogme et de l’institution. Au fil du temps, inspiré par des figures comme saint Jean de la Croix ou sainte Thérèse, je suis arrivé au christianisme. La méfiance est peu à peu tombée.

Puis il y eut cette autre nuit, des années après, où je lus les Évangiles d’une traite. Je fus bouleversé. Fasciné aussi : les événements n’étant pas relatés de la même manière selon les évangélistes, j’avais la preuve de ne pas avoir affaire à une bande de faussaires. Je découvrais là ce que je n’avais pas expérimenté durant ma nuit au désert : l’Amour. J’ai ressenti un appel à dépasser l’état de satisfaction, de béatitude, voire de confort de foi dans lequel je pouvais être. À partir de là, je me suis passionné pour le christianisme, pour me sentir au bout de quelque temps chrétien.

Avant ma conversion, mon écriture ne me satisfaisait pas. Trop analytique ou trop poétique, elle n’avait aucune cohérence. Ma nuit au désert a comme harmonisé mon âme et mon esprit, pour une écriture juste pour la raison, juste pour le cœur. Ce n’est pas seulement le philosophe qui écrit, c’est aussi l’homme. Mes ouvrages ne cessent de questionner, puisque l’humanisme me paraît forcément interrogatif : nous sommes tous frères en ignorance. J’explore les ténèbres en cherchant la lumière. Et même dans la situation la plus tragique, je la vois toujours.

C’est ainsi que j’ai pu écrire sur la mort d’un enfant, dans Oscar et la dame rose, ou sur le mal dans la Part de l’autre. Dans l’Évangile selon Pilate, ce dernier se pensait face à une énigme. Il réalise qu’il se trouvait face à un mystère, sans solution. Sa pure raison était insuffisante. Pilate, c’était moi jusqu’à ma nuit au pied du mont Tahat.



Les étapes de sa vie
1960 Naissance à Sainte-Foy-lès-Lyon (69).
1987 Doctorat en philosophie.
1989 Expérience mystique.
1993 Le Visiteur, pièce récompensée par trois molières.
2000 L’Évangile selon Pilate.
2001 Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran.
2010 Prix Goncourt de la nouvelle pour Concerto à la mémoire d’un ange.
2012 Élu à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique.
Septembre 2015 La Nuit de feu (Albin Michel).