C’était en novembre. J’arrivai à l'âshram où pouvaient loger les visiteurs. Le swami séjournait alors au Cachemire, mais il ne tarderait pas à rentrer. Je savais qu’il avait accompli une partie de sa sâdhana* dans cette région et qu’il rendait régulièrement visite à ses devotees. Un matin, vers cinq ou six heures, on vint frapper à la porte de ma chambre pour me demander si je voulais voir le swami qui passait à l’âshram avant de regagner sa hutte dans la forêt. On m’amena dans une pièce et je me retrouvai devant Chandra Swami. Il ne se passa rien d’extraordinaire, mais trois choses me frappèrent à cet instant. D’abord, la beauté de cet homme m’apparut comme un témoignage incontestable : seule une expérience ultime pouvait communiquer une telle beauté. En sa présence, je sentis en outre que jamais je ne l’oublierais et que jamais je ne pourrais lui mentir.
De la façon la plus naturelle, comme font tous les Indiens, il me demanda simplement : « Where do you come from ? » Puis il resta silencieux et me dit enfin que je pourrais lui rendre visite à l’heure du darshan, sur son île, où il recevait chaque jour les quelques personnes qui voulaient bien faire la marche dans la forêt. Je fis ce trajet pendant plusieurs mois. C’est là que j’eus la chance de vivre cette chose si rare en Occident : une relation totale avec un être. Le plus précieux, pour moi, c’est que cette relation ne se produisait jamais à partir d’un fait déterminé ; c’était toujours dans l’instant, dans l’obligation d’une sincérité totale à ce qui était.
Chandra Swami est l’incarnation même de ce qu’évoque le mot guru. En sanskrit, guru signifie « poids » : ce qui a du poids, ce qui est lourd. La même racine a donné grave, gravité, gravitation. Le guru est un homme de poids, comme on dit d’une parole qu’elle a du poids, ou d’un homme qu’il pèse dans une décision. Il est le poids de ce dont il témoigne dans la mesure où, plus qu’un maître spirituel, il est un maître matériel, incarnant cet esprit qu’il a réalisé. Étant le poids de cette expérience, il donne en outre du poids à ce qui est autour de lui, de la gravité à ce qu’il côtoie. Ainsi confère-t-il un centre de gravité aux choses, réinsère-t-il tout ce qu’il touche dans la gravitation naturelle. En sa présence, on est pris dans cette gravitation, contaminé par ce poids ; d’un coup, on a l’impression d’être lesté dans le réel. Le contact que j’ai eu avec lui, au-delà des mots, tenait dans cette sorte d’ancrage. Bien plus que le prétexte des enseignements, des pratiques, c’est cette qualité de relation, de contact de réalité qui a été essentiel.
Yvan Amar
L'Effort et la Grâce