Dès mon arrivée en Inde se produisirent plusieurs coïncidences. Je rencontrai d’abord des Canadiens ; l’un d’eux avait entendu parler d’un sage qui vivait sur une île forestière, au milieu du Gange, sur les contreforts de ('Himalaya. Puis, à Rishikesh même, une Américaine me confia qu’elle avait passé de nombreuses années en Inde, et qu’un seul homme pouvait à ses yeux être qualifié de maître, de guru authentique : il vivait sur une petite île forestière, au milieu du Gange, sur les contreforts de l’Himalaya. Le lendemain, une troisième personne, une jeune Européenne, me dit qu’elle avait rencontré un sage qui vivait sur une île forestière, au milieu du Gange, et que depuis elle voulait suivre son enseignement. Elle me montra le livre de cet homme, qui était Chandra Swami. Dès que je le vis en photo, je me sentis appelé. L’Américaine me prêta ce livre que je lus d’une traite et, comme il était très difficile de se le procurer, j’en recopiai les trois quarts pendant la nuit ! Le lendemain matin, lorsque je lui rendis le livre, la dame m’expliqua comment me rendre auprès de Chandra Swami et je partis aussitôt. Il y avait tout juste quinze jours que je me trouvais en Inde.
C’était en novembre. J’arrivai à l'âshram où pouvaient loger les visiteurs. Le swami séjournait alors au Cachemire, mais il ne tarderait pas à rentrer. Je savais qu’il avait accompli une partie de sa sâdhana* dans cette région et qu’il rendait régulièrement visite à ses devotees. Un matin, vers cinq ou six heures, on vint frapper à la porte de ma chambre pour me demander si je voulais voir le swami qui passait à l’âshram avant de regagner sa hutte dans la forêt. On m’amena dans une pièce et je me retrouvai devant Chandra Swami. Il ne se passa rien d’extraordinaire, mais trois choses me frappèrent à cet instant. D’abord, la beauté de cet homme m’apparut comme un témoignage incontestable : seule une expérience ultime pouvait communiquer une telle beauté. En sa présence, je sentis en outre que jamais je ne l’oublierais et que jamais je ne pourrais lui mentir.
De la façon la plus naturelle, comme font tous les Indiens, il me demanda simplement : « Where do you come from ? » Puis il resta silencieux et me dit enfin que je pourrais lui rendre visite à l’heure du darshan, sur son île, où il recevait chaque jour les quelques personnes qui voulaient bien faire la marche dans la forêt. Je fis ce trajet pendant plusieurs mois. C’est là que j’eus la chance de vivre cette chose si rare en Occident : une relation totale avec un être. Le plus précieux, pour moi, c’est que cette relation ne se produisait jamais à partir d’un fait déterminé ; c’était toujours dans l’instant, dans l’obligation d’une sincérité totale à ce qui était.
Chandra Swami est l’incarnation même de ce qu’évoque le mot guru. En sanskrit, guru signifie « poids » : ce qui a du poids, ce qui est lourd. La même racine a donné grave, gravité, gravitation. Le guru est un homme de poids, comme on dit d’une parole qu’elle a du poids, ou d’un homme qu’il pèse dans une décision. Il est le poids de ce dont il témoigne dans la mesure où, plus qu’un maître spirituel, il est un maître matériel, incarnant cet esprit qu’il a réalisé. Étant le poids de cette expérience, il donne en outre du poids à ce qui est autour de lui, de la gravité à ce qu’il côtoie. Ainsi confère-t-il un centre de gravité aux choses, réinsère-t-il tout ce qu’il touche dans la gravitation naturelle. En sa présence, on est pris dans cette gravitation, contaminé par ce poids ; d’un coup, on a l’impression d’être lesté dans le réel. Le contact que j’ai eu avec lui, au-delà des mots, tenait dans cette sorte d’ancrage. Bien plus que le prétexte des enseignements, des pratiques, c’est cette qualité de relation, de contact de réalité qui a été essentiel.
Yvan Amar
L'Effort et la Grâce
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