mardi 26 avril 2022

Le sentiment « d’être moi-même » (2)


 Lorsque nous permettons à notre être essentiel de se mélanger ou de s’identifier aux qualités de l’expérience, son état naturel de paix et de bonheur se voile ou s’obscurcit.

De même que l’eau n’a pas de goût en soi mais acquiert le goût de l’ingrédient auquel il est mélangé pour sembler devenir, par exemple, du thé ou du café, notre être ou soi essentiel ne possède aucun attribut propre mais assume les qualités de l’expérience, paraissant ainsi devenir une personne, un soi ou ego fini.

Par exemple, lorsqu’un sentiment tel que la tristesse, la solitude ou l’anxiété apparaît, nous ne nous connaissons plus tel que nous sommes essentiellement : transparent, silencieux, paisible, comblé. Notre connaissance de nous-mêmes est mêlée à ce sentiment et s’en trouve modifiée. Nous faisons abstraction de notre être en faveur du sentiment.

En fait, nous paraissons devenir le sentiment en question. « Je ressens de la tristesse » devient « je suis triste ». Nous nous perdons dans l’expérience. Nous nous oublions. Toutefois, cet oubli n’éclipse jamais totalement le sentiment « d’être moi-même ». Celui-ci se voile partiellement car même les sentiments les plus sombres ne parviennent jamais à occulter l’expérience « d’être moi-même ».

Lors d’une dépression, par exemple, notre expérience est tellement entachée de noirceur que les qualités de paix et de bonheur qui nous sont innées se retrouvent presque totalement obscurcies. Notre soi semble terni ou enténébré.

Cependant, de même que la nature de l’eau ne bouge pas même lorsqu’elle est mélangée à du thé ou à du café, notre soi essentiel conserve son état de pureté même lorsqu’il est mélangé au contenu de l’expérience. Il suffit tout simplement de ne pas perdre de vue son être ou soi essentiel dans chaque expérience.

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Se sentant limité, le soi séparé ou ego est enclin à la vulnérabilité et à l’insécurité et va donc chercher à se défendre. C’est l’impulsion qui se cache derrière toute réactivité émotionnelle : une tentative de restaurer l’équilibre qui constitue l’état naturel de notre soi ou être essentiel.

Étant vulnérable, le soi séparé ou ego a tendance à se sentir peu sûr de lui, inférieur ou mal aimé, et pour tenter de rétablir la dignité inhérente à notre véritable nature, il chercher à se magnifier. C’est l’impulsion qui se dissimule dans la plupart des plaintes, des critiques et des jugements.

Enfin, se sentant incomplet, le soi séparé ou ego verse dans un sentiment d’insuffisance, d’insatisfaction ou d’inadéquation. Et pour retrouver son état naturel de complétude, il cherche la plénitude dans l’acquisition d’objets, dans les drogues et l’alcool, dans des états mentaux spéciaux et dans une frénésie de relations.

Le soi séparé ou ego vit ainsi un sentiment de manque constant : un sentiment d’insuffisance chronique et insidieux, entrecoupé de périodes de détresse aiguë. Cette souffrance est l’inéluctable rançon de l’oubli ou de la méconnaissance de notre véritable nature.

La profondeur de notre souffrance dépend de notre degré d’amnésie. Jusqu’à quel point avons-nous permis au sentiment ou à l’expérience du moment de voiler la paix et le bonheur qui se trouvent au cœur de notre être ?

De même que la souffrance est inévitable pour le soi apparemment séparé ou ego, la résistance et la recherche constituent les deux activités qui régissent ses pensées, ses sentiments, ses activités et ses relations dans sa tentative de retrouver sa paix et son bonheur innés.

Le soi séparé ne réalise pas que sa véritable aspiration ne consiste pas à défendre ou à combler l’entité qu’il s’imagine être mais bien plutôt à se délivrer de ses apparentes limitations et de retourner à son état naturel.

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Cette perte de la paix et du bonheur amorce une recherche acharnée dans la sphère de l’expérience objective, recherche qui est tôt ou tard vouée à l’échec. D’ailleurs, aucun de nous ne serait en train de lire ce livre si notre quête n’avait pas, dans une plus ou moins grande mesure, échoué.

Lorsque nous sommes suffisamment revenus de nos illusions quant à la capacité de l’expérience objective à nous procurer la paix et le bonheur auxquels nous aspirons, beaucoup d’entre nous se tournent vers les traditions religieuses ou spirituelles qui semblent nous offrir une promesse de plénitude.

À cette fin, nous nous consacrons à des pratiques de méditation, de prière, de yoga, de visualisation, nous nous livrons à des régimes alimentaires spéciaux, à des régimes régis par la discipline et à des enseignements spirituels. Et tout cela peut, dans une certaine mesure, apaiser la souffrance provoquée par notre aspiration, et rétablir un certain degré d’équilibre et d’harmonie dans nos vies.

Or, si nous mettons un tant soit peu notre paix et notre bonheur à la merci de l’expérience objective, aussi raffinée ou noble soit-elle, nous pouvons être certains que le sentiment de manque continuera de couver sous le vernis de la paix. Et tôt ou tard, il nous incombera d’avoir la clarté et le courage de tourner le dos à l’aventure de l’expérience pour revenir à notre soi.

Les grandes traditions religieuses et spirituelles abritent en leur cœur un grand secret : il consiste à comprendre que l’expérience objective ne peut jamais nous apporter la paix et le bonheur auxquels nous aspirons tous. Nous ne pouvons les trouver qu’en nous-mêmes, dans les profondeurs de notre être.

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Le soi séparé ou ego est l’entité apparente qui résulte du mélange de notre soi et des limitations de l’expérience. Lorsque notre être se dépouille des caractéristiques que l’expérience semble lui avoir conférées, la littérature traditionnelle parle alors d’« illumination ». Notre être perd les limitations de l’expérience qui avaient semblé l’obscurcir ou « l’enténébrer ».

Ainsi, l’illumination ne constitue pas en soi une expérience nouvelle ou extraordinaire à atteindre ou à obtenir. Elle consiste tout simplement en la révélation de la nature originelle de notre soi ou de notre être. Rien ne pourrait être plus familier ou plus intime que notre être, raison pour laquelle nous avons le sentiment de rentrer à la maison. Dans la tradition zen, on parle de la reconnaissance de notre visage originel.

Il n’y a rien d’exotique ni de mystique dans l’éveil. Il s’agit simplement de la reconnaissance de ce que l’on a toujours connu — de ce qui est en fait toujours connu jusqu’à ce que l’expérience vienne le brouiller.

Personne ne devient illuminé. Notre être est tout simplement délivré d’une limitation imaginaire, à la suite de quoi, sa condition naturelle de paix et de bonheur rayonne.

Extrait du livre "Etre moi-même" de Rupert Spira, editions Accarias L'Originel
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