samedi 19 septembre 2020

Une particule d'humanité avec Edgar Morin



La crise nous sépare-t-elle avec les gestes barrières et la distanciation physique qu'elle implique ? Ou au contraire ne crée-t-elle pas de nouvelles solidarités, et une communauté de destin ?

La communauté de destin a commencé en 1945 avec la menace nucléaire sur l'humanité, puis s'est approfondie et élargie avec la menace écologique sur toute la vie terrestre en 1972, puis avec les problèmes et périls communs créés par la mondialisation en 1990 et à nouveau révélée par la grande crise de 2020. La distanciation physique et les masques sont des problèmes secondaires, parce que temporaires. Nos mœurs bien enracinées ne peuvent intérioriser leurs contraintes ; nous n'avons pas une culture japonaise fondée sur la distanciation. 

La crise semble cliver les générations, susciter de la méfiance. On va parler de « génération sacrifiée » pour les jeunes, les personnes âgées ne peuvent plus voir leurs petits-enfants. N'est-ce pas un déclin pour notre humanité ?
Le clivage entre générations chez les uns est une nouvelle union chez les autres. Bien des vieux oublient qu'ils ont été jeunes et bien des jeunes n'imaginent pas qu'ils deviendront vieux. La crise a réveillé les solidarités endormies, mais de façon provisoire. Il me semble évident que nous devrions retrouver des convivialités et ralentir. Mais nous subissons d'énormes pressions des forces qui ont pris les commandes dans notre civilisation et qui nous en empêchent.

Les nouvelles technologies, qui ont pris une place prépondérante dans nos vies, sont-elles porteuses de lien ? Ont-elles même régénéré le lien, ou au contraire créent-elles une nouvelle distance ?
Elles sont ambivalentes, elles libèrent et elles aliènent. Toutes les technologies sont ambivalentes, depuis la première, qui a créé l'outil en même temps que l'arme, puis les machines, qui ont asservi les énergies au bénéfice des humains, puis asservi les humains dans le travail industriel. Prenez le télétravail, il est ambivalent lui aussi : il permet de travailler en restant chez soi avec les siens, et en même temps il isole en supprimant les convivialités avec les collègues.

La mondialisation est-elle antinomique du commun ? Vous dites qu'elle crée des interdépendances sans créer de solidarité...
La mondialisation a été un phénomène d'occidentalisation purement techno-économique, animé par le profit. Elle a suscité des résistances culturelles à cette occidentalisation ; aussi la pandémie, au lieu de créer un vaste mouvement de solidarité planétaire, a au contraire amené les États à se refermer sur eux-mêmes. Une époque régressive mondiale s'opère depuis quelques décennies, avec partout une crise des démocraties, l'hégémonie des puissances économiques, des poussées de fanatismes nationalistes ou religieux, des guerres locales avec des interventions internationales. Tout cela continue et tend à s'aggraver. Mais le pire n'est pas sûr, parce que l'avenir est incertain. Cette crise est unique par son caractère multidimensionnel qui affecte tous les aspects de la vie humaine, de l'individuel au planétaire.

Vous dites que la crise met en intensité la crise de l'humanité, qui ne parvient pas à se constituer en humanité. Qu'entendez-vous par là ?
L'humanité reste dispersée, compartimentée et n'arrive pas à devenir une réalité collective dotée d'une conscience et d'institutions communes. Les angoisses suscitées par un présent précaire comme par un futur incertain et inquiétant referment les esprits sur la nation ou l'ethnie, qui donnent la sécurité, la religion, qui donne l'espoir au lieu de réveiller le sentiment d'appartenance à la communauté de destin de l'humanité.

La crise peut-elle obliger les entreprises à privilégier la quête de sens, la résilience, ou les obliger à renoncer à une forme de croissance excessive ?
Certaines entreprises, notamment celles de l'économie sociale et solidaire, ne sont pas vouées à la recherche exclusive du profit. Il s'est créé quelques entreprises citoyennes ou « à mission », mais cela reste minoritaire. La remise en question du dogme de la croissance à l'infini, qui produit et aggrave le désastre écologique, nécessite une politique nationale qui détermine ce qui doit croître et ce qui doit décroître.


Tout au long de votre carrière, vous avez cherché à rapprocher le monde de la science de la société. Permettez-moi de citer des scientifiques pour parler de la crise. Nous renverra-t-elle vers la thèse de l'anatomiste Cuvier : on recommence comme avant ? Vers celle du naturaliste Lamarck : on s'adapte avec les mêmes solutions au nouvel environnement ? Ou encore celle du paléontologue Darwin, qui prônait l'adaptation aux variations de l'environnement ?
La crise nous pousse à retrouver une pensée cohérente et articulée, comme le fut celle de Marx, qui avait fait un diagnostic de notre siècle et proposait une voie nouvelle, mais insuffisante désormais dans sa conception de l'homme, de l'Histoire et du monde. Il s'agit de s'adapter au réel pour l'adapter à nous. Le réalisme n'est pas de s'adapter au présent, lequel est travaillé par des forces de transformation. C'est aussi de reconnaître les jeux de forces antagonistes dans un monde en mouvement et de travailler pour les forces d'union et de solidarité.

Vous parlez de « nouvelle voie » et pas de « nouvelle vie » ? Pourquoi ? Et que cela recouvre-t-il ?
La notion de voie s'oppose à la notion rigide de programme et à la notion statique de modèle de société alors que tout est en évolution. Il n'y a pas de but final à atteindre, mais un cheminement à aménager. La nouvelle voie est au service d'une nouvelle vie.

Cette crise va-t-elle permettre la reconnexion avec la nature, et notre nature ? Et mettre fin au dualisme nature/culture ?
La disjonction nature/culture, fortement implantée dans notre civilisation, mettra encore beaucoup de temps avant de régresser vraiment. Il faut pour la dépasser reconnaître la complexité humaine, qui est trinitaire : individu/société/espèce. Ce sont trois termes interdépendants qui s'entre-coproduisent. L'espèce produit l'individu, et un couple d'individus reproduit l'espèce, les individus produisent la société, qui, en leur apportant langage et culture, produit l'individualité humaine. Je vous renvoie à mon livre l'Humanité de l'humanité.

Certains disent que la révolution écologique sera spirituelle ou ne sera pas. Qu'en pensez-vous ?
Elle a besoin d'une réforme des esprits, et d'abord d'une prise en considération de notre réalité humaine, qui est biologique et animale. Nous sommes des primates, des mammifères, des vertébrés, des polycellulaires. Et en même temps, notre humanité est métabiologique, culturelle et spirituelle. Il lui faut comprendre que nous avons bien plus besoin de la nature que la nature a besoin de nous. Elle a besoin que nous ressentions des liens aimants avec non seulement nos animaux familiers, mais le monde animal et végétal. Elle a besoin de nos émotions poétiques devant les mers, les montagnes, les vols d'oies sauvages, la majestueuse sérénité des grands arbres. Nous ne devons jamais oublier que nous sommes des vivants au sein d'un monde vivant. Nous devons comprendre que les écosystèmes et la biosphère qui englobent les écosystèmes sont des merveilles d'auto-organisation spontanée et autorégulée.

« Que puis-je croire, que puis-je espérer ? » est l'une de vos phrases de prédilection, que répondez-vous ?

Je crois à la vérité de l'amour et à tout ce qui unit, contre tout ce qui divise et détruit. Autrement dit, je prends le parti d'Éros contre son ennemi permanent, Thanatos.

Votre âge, avec l'approche de la mort, vous donne-t-il une vision particulière de ce qui se passe aujourd'hui ? Comment le vivez-vous ?
Je sais que tout étant un tout, pour moi, je suis une particule éphémère d'humanité. Je n'ai pas cessé de ressentir mon appartenance à l'aventure humaine, dont on ne sait où elle va. L'amour et la curiosité refoulent très souvent en moi les angoisses de mort.

Cette période vous fait-elle changer votre rapport à la religion ? Croyez-vous en Dieu, ou, à tout le moins, à une forme de transcendance ?
Je crois de plus en plus au Mystère, qui non seulement nous enveloppe mais est en nous. L'essentiel est invisible et inconcevable. Ce point de vue ne peut que se rapprocher - sans s'y identifier - de la théologie négative ou de la mystique d'un Maître Eckhart (théologien et dominicain allemand, 1260-1328, ndlr), pour qui Dieu est indicible et inconcevable.

Que dirait Héraclite, l'un de vos philosophes préférés ?
La même chose : « Concorde et discorde sont père et mère de toutes choses. » Ou bien : « Éveillés, ils dorment », et évidemment : « Panta rhei », toutes les choses passent.


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