dimanche 22 septembre 2024

Relation avec la famille

 Ilios Kotsou : « La famille est le premier lieu de la sécurité, de la socialisation »

[Interview] Joies inouïes, nuages, tragédies : nos vies familiales ne sont pas exemptes de hauts et de bas, parfois même de ruptures. Mais qu’il soit conjugal, parental ou fraternel, l’amour peut durer… À quelques conditions. Entretien avec Ilios Kotsou, chercheur et docteur en psychologie.


Comment expliquez-vous l’influence déterminante de la famille ?

La famille est le premier lieu de la sécurité, de la socialisation. À la différence des animaux qui se débrouillent très vite après leur naissance, les bébés humains ont besoin de soins pendant plusieurs années avant de marcher, se nourrir, communiquer… Ils ne pourraient survivre seuls. Paradoxalement, plus l’enfant évolue dans un environnement sécurisant, qui lui donne une sécurité affective, plus il est enclin à découvrir le monde. Un attachement défaillant entraîne une difficulté à accorder sa confiance et peut se révéler dans les relations futures. Mais le neuropsychiatre Boris Cyrulnik a aussi montré notre capacité de résilience : des tuteurs (une voisine, un professeur…) peuvent fournir des liens significatifs nécessaires à la construction de soi. Il faut tout un village pour élever un enfant, comme le souligne le proverbe africain.

La famille cristallise aussi des tensions, des rivalités, des jalousies… Comment faire famille tout au long de sa vie ?

Nous devons apprendre à vivre avec nos désaccords, nos différences, nos blessures, notre vulnérabilité. Le sociologue et philosophe Theodor Adorno a avancé un critère à l’amour vrai : « Tu n’es aimé que lorsque tu peux te montrer faible sans provoquer une réaction de force. » Aimer, c’est choisir de ne pas prendre l’avantage sur l’autre, alors que je pourrais le faire. Cette relation ajustée se cultive dès le plus jeune âge. La famille est aussi un groupe dynamique, qui doit s’ajuster lorsque les enfants grandissent, quittent le nid, fondent à leur tour une famille… Un lien, même familial, se nourrit et s’entretient. L’amour est un agir : on ne peut être seulement passif, ne faire que recevoir. C’est comme du pain que l’on peut offrir et que l’on doit refaire chaque jour. L’amour est renouvelable à l’infini, illimité, mais son existence dépend aussi de nous, de nos efforts, de nos actions.

Aujourd’hui, on ne supporte plus l’autre, son collègue manipulateur, son chef incompétent, son voisin bruyant, sa belle-mère intrusive, ses enfants ingrats, son conjoint de plus en plus pénible…

L’individualisme a créé une société concurrentielle, où chacun est en compétition, avec des gagnants et des perdants. L’autre est donc perçu comme une menace. Ce sentiment de survie entraîne des mécanismes de défense : on se rigidifie, on se replie sur un entre-soi, on juge, on attaque, on rejette… Notre monde est ainsi de plus en plus polarisé, phénomène exacerbé par les réseaux sociaux dont les algorithmes nourrissent nos propres opinions. Or une bonne santé psychologique et sociale suppose une capacité à changer de perspective, à se décentrer, à prendre l’autre en considération.

Nous nous trompons quand nous revendiquons notre autonomie et refusons de nous engager dans une relation ?

La professeure de psychologie Barbara Fredrickson définit l’amour comme l’émotion suprême, qui fait entrer en résonance avec d’autres personnes. Il n’y a rien de plus terrible que d’en être coupé. Nous ne pouvons vivre sans relations, ni sans autonomie, c’est un équilibre à construire et deux types de liens à tisser. Nous sommes des animaux sociaux : nous n’existons qu’à travers les autres. Les humains ont prospéré grâce à leur capacité de coopération, d’entraide, du soin donné aux plus vulnérables, aux malades, aux moins valides. C’est d’ailleurs la caractéristique de l’humanité. Nous sommes des êtres de liens, toute notre vie est lien – amical, amoureux, professionnel, etc. L’amour romantique a beaucoup mis l’accent sur le couple. Peut-être redécouvrons aujourd’hui la valeur de l’amitié, de ces relations choisies, plus vastes que les liens du sang.

Quel est le secret pour nourrir des liens vivants ?

Changer de perspective : l’autre est une fin et non un moyen. « Il n’y a pas d’amour heureux, ni de bonheur sans amour », prévient le philosophe André Comte-Sponville. Si l’amour éros passe, le bonheur consiste à accéder à une autre dimension, celle de l’amour philia, l’amour de réjouissance, qui vise le bien de l’autre : je suis heureux parce que tu existes, et non parce que je te possède. Cet amour inconditionnel que l’on ressent facilement à l’égard de son enfant est à vivre dans un couple, avec des amis, des étrangers… Pour dire « je t’aime », l’italien a une magnifique expression : « Ti voglio bene », c’est-à-dire littéralement « je te veux du bien ». Tout est dit !

La famille contemporaine n’est pas à l’abri des ruptures, des séparations, des recompositions. Comment traverser ces épreuves ?

Nos repères ont changé, parfois explosé, tout va plus vite. Ces bouleversements demandent d’acquérir des compétences : comment passer d’un état à l’autre, dire au revoir, tourner une page, accepter une reconfiguration. Nous manquons de rituels, dont la fonction consiste précisément à soutenir les transitions, même douloureuses. Dans l’épreuve, quelle qu’elle soit, veiller à être connecté à ses émotions et fidèle à ses valeurs permet de faire face à ce qui est de manière ajustée, sans esquiver, ni entrer en guerre. Paradoxalement, rester dans l’amour aide : rendre hommage, honneur à ce qui a été, ne pas chercher à se venger même si on est blessé. Parfois, certaines relations se rompent. Le lien continue pourtant d’exister, même s’il n’est pas de même nature ni de même intensité, simplement parce que notre humanité nous relie.

Un bel idéal, difficile à mettre en pratique…

Tout s’apprend, à commencer par l’autocompassion : quand je ne me sens pas à la hauteur, si je souffre, j’essaie d’accueillir ma fragilité, mon besoin, de poser un regard doux envers moi-même. Peu à peu, j’adopterai cette même attitude à l’égard des autres, même ceux qui ont pu me faire du tort. La tradition bouddhiste invite à l’amour bienveillant, la compassion, la joie empathique et l’équanimité, c’est-à-dire d’étendre à tous les êtres sensibles cet état d’esprit. Nous avons en nous un formidable potentiel d’amour, capable de s’élargir à notre prochain, au monde entier. Jésus est l’archétype de cet amour universel. Chacun peut devenir mon frère, chacune peut devenir ma sœur, vraiment ! Ainsi naîtra une société plus solidaire, où tout le monde peut vivre.

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