samedi 26 décembre 2015

Mesure du temps avec Philippe Mac Leod


Imaginer l'avenir ne trahit pas seulement le présent, mais neutralise la venue, vole à la fleur un fruit qui s'arrondit au moule de la patience. L'imagination n'est grosse que de soi, elle enfle sous la pression de notre propre image perpétuellement projetée. Le présent n'appartient qu'à celui qui sait s'effacer, et il n'est d'attente que dans l'abandon libre, l'abandon heureux à la béance infinie que nous sommes. Le temps chrétien pourrait lui-même se résumer ainsi : patiemment mais passionnément.

Chérir l'attente ne nous est pas simple, même si chaque année la liturgie nous apprend à la creuser un peu plus largement, en nous tournant vers le secret que porte le temps en son apparente indifférence. Nous voudrions l'escamoter, quand il s'agit au contraire de le traverser en le transformant en attente, et en goûtant celle-ci en plénitude, en l'habitant, en la nourrissant de notre passion, plus que de nos pauvres et fausses patiences. C'est cela, l'espérance : vivre l'absence jusqu'à l'intensité de la présence.

Assimilation, cheminement, maturation, toujours nous sommes exaucés, mais par petites touches, au fil des avancées, de sorte que la part qui nous est dévolue ait le temps de nous transformer, afin que nous puissions recevoir davantage et surtout ne rien nous approprier. Toute la Création est placée sous le signe de la durée, de la croissance. Nous le savons, mais nous l'oublions, parce que nos désirs l'acceptent mal. Nous ne rêvons que d'immédiateté. On ne peut pas entrer dans l'éternité sans avoir bu toute l'immensité du temps, goutte à goutte, sans avoir ressenti la gigantesque poussée de son effort continu.

En nous arrachant à la rêverie, aux projections de l'esprit, l'instant présent nous rappelle aussi à l'objet présent. Des brumes de l'imaginaire il fait jaillir l'étincelle du réel. Au fond, il n'est qu'un seul présent, celui de la présence, pleine, entière, active, mue par une conscience libérée de toute préoccupation pour n'être plus qu'attention. L'instant prend toute la place, tout l'espace où nous sommes, pourvu que nous sachions l'investir.

La patience, en réalité, nous grandit quand elle n'est plus comprise comme une résignation,une sorte de crispation pour mieux tenir. La patience libère une force muette, un contrepoint à notre anxiété comme à la brutalité de certains événements. Elle signifie que le monde ne s'arrête pas aux premières évidences. Elle nous parle de cette espérance qui ne ressemble en rien à l'espoir avide, mais qui reste liée à l'intuition du coeur, à l'intelligence sans cesse en éveil, au regard qui cherche toujours plus loin. Je souffre aujourd'hui parce que je ne sais pas entendrece qui demain m'apparaîtra clairement. La patience s'appuie sur une continuité secrète, elle dit l'obscurité du présent, ou plutôt notre surdité, mais elle affirme dans le même temps notre refus de l'immédiateté sommaire des événements. Ils disent autre chose qu'eux-mêmes, ils recèlent une parole, un appel, ils sont toujours l'enfantement douloureux d'une promesse à venir, le passage obligé à un autre stade du réel qui n'apparaît pas dans sa totalité.

Il nous faut grandir, croître encore, et nul ne saurait faire l'économie de la souffrance qu'implique tout changement. Elle aussi est notre seule façon d'entendre, vraiment, c'est-à-dire avec notre chair. Non pas comme une pédagogie du châtiment, mais de l'inscription vivante, avec la lenteur inhérente à toute croissance et à un enracinement durable.

Philippe Mac Leod est écrivain et a publié plusieurs livres et recueils de poésie. Son dernier ouvrage, Poèmes pour habiter la terre est paru chez Le Passeur.




La joie nous manque... avec Jean-Claude Guillebaud


À ceux qui se demandent quelle sorte de manque ronge silencieusement nos sociétés, il faut répondre : la compassion. Cette sollicitude spontanée que les boud­dhistes appellent la maitri et qui est assez proche, au fond, de l’agapê des chrétiens. Cette patiente attention aux plus exposés, aux plus démunis qu’entendait promouvoir notre morale laïque et républicaine, lorsque, à la Liberté et à l’Égalité, elle ajouta – en 1848 seulement – la Fraternité.

Aujourd’hui, on a beau prendre la réalité contemporaine par tous les bouts, une évidence crève les yeux : la compassion est en train de quitter notre monde. À petits pas. Insidieusement. Dorénavant, ce qui la ­remplace – et jusqu’à la nausée – ce sont des impératifs de compétition, de performance, de gagne, de record, de dépassement de l’autre, de quant-à-soi barricadé.

Or avec la compassion, c’est le bonheur de vivre qui s’en va. Disons même la gaieté. Dans l’air du temps flotte à ce sujet un malentendu : celui qui nous fait confondre cette dernière avec le contentement, et le bonheur de vivre, avec le consumérisme affolé. Par pudeur, crainte d’être ringard ou de passer pour sentimental, nous n’osons plus parler de ces choses-là. C’est dommage. Osons le dire : une certaine gaieté nous manque. Je dis une certaine gaieté, car celle que j’évoque ne s’apparente pas aux épaisses rigolades du moment.

Nos rires sont tristes. Notre sérieux est navrant. Nos prudences sont moroses. Nos « fêtes » sont sans lendemain. Nos plaisirs sont boulimiques et plutôt enfantins. Tout se passe comme si la frénésie jouisseuse de l’époque cachait une sécheresse de cœur et une stérilité de l’esprit. La gaieté véritable, celle que nous avons perdue, c’est celle de l’aube, des printemps, des projets. Elle se caractérise par une impatience du lendemain, par des rêves de fondation, par des curiosités ou des colères véritables : celles qui nous « engagent ».

La gaieté profonde qui nous manque est celle qu’évoquait Jean Sulivan dans son beau livre Matinales (Gallimard, 1976). Elle n’implique aucune résignation devant l’injustice du monde. Elle passe par la conviction que les catastrophes ne sont pas programmées, que le pire n’est jamais sûr, que le futur n’est pas décidé et que tout regret est un poison aux effets lents. Cette vitalité joyeuse ne doit pas être abandonnée à la contrebande des amuseurs médiatiques ou des clowns politiciens. Joyeux Noël à tous !



(source : La Vie)