vendredi 11 janvier 2013

Au coeur du vivant par Jean Claude Ameisen



Durant toute notre existence, nous portons en nous le sentiment de notre unicité, de notre irréductible individualité. Pourtant, nous sommes chacun une nébuleuse vivante, un peuple hétérogène de dizaines de milliers de milliards de cellules dont les interactions engendrent notre corps et notre esprit. Pour cette raison, toute interrogation sur notre vie et notre mort nous renvoie à une interrogation sur la vie et la mort des cellules qui nous composent.

Pendant longtemps, on a pensé que leur disparition — comme notre propre disparition — ne pouvait résulter que d'accidents et de destructions, d'une ultime incapacité à résister à l'usure et aux agressions de l'environnement. Mais la réalité s'est révélée d'une autre nature. Aujourd'hui, nous savons que toutes nos cellules possèdent le pouvoir, à tout moment, de s'autodétruire en quelques heures. Et leur survie dépend, jour après jour, de leur capacité à percevoir dans l'environnement de notre corps les signaux émis par d'autres cellules, qui, seuls, leur permettent de réprimer le déclenchement de leur suicide.

C'est à partir d'informations contenues dans nos gènes que nos cellules fabriquent en permanence les exécuteurs capables de précipiter leur fin, et les protecteurs capables de les neutraliser. D'une manière contre-intuitive, un événement positif — la vie — procède de la négation d'un événement négatif — l'autodestruction.

C'est cette fragilité même, ce sursis permanent et l'interdépendance qu'ils font naître qui sont une des sources essentielles de notre plasticité et de notre pérennité, permettant à nos corps de se reconstruire sans cesse et de s'adapter à un environnement perpétuellement changeant. 

A l'image ancienne de la mort comme une faucheuse brutale, surgissant du dehors pour détruire, s'est surimposée une image radicalement nouvelle, celle d'un sculpteur, au cœur du vivant, à l'œuvre dans l'émergence de sa forme et de sa complexité.

Jean Claude Ameisen
Le Monde. Débats, 16 Octobre 1999