samedi 12 mars 2016

Entretien avec Lee Lozowick (3)


WIE : J'ai entendu dire que vous parliez de vous comme étant un enseignant de sagesse folle, un bouffon divin, le fou de Dieu.

LL : J'aime me voir comme un enseignant subtil de sagesse folle.


WIE : Qu'est-ce que vous voulez dire ?

LL : Je me vois comme un enseignant subtil de sagesse folle parce qu'en général, ce que je manifeste est extrêmement conservateur. Des élèves me disent «votre énergie est si révolutionnaire». C'est bien bon, et au début, je faisais bien plus de choses avec mes élèves, on allait danser ou je faisais des choses étranges. Mais depuis dix ans, je suis content de vivre à l'ashram, de faire tous les jours la même chose et de manger ma salade. Apparemment, de l'extérieur un enseignant de sagesse folle est quelqu'un qui agit de manière folle pour provoquer ou choquer les élèves dans la perspective d'une sorte de changement de contexte. Je fais maintenant cela si rarement que c'est bien gentil de la part de mes élèves de continuer de me considérer comme un enseignant de sagesse folle. En fait, c'est ce que je suis, mais les subtilités en sont si obscures que je suis toujours surpris quand quelqu'un les voit.

WIE : Qu'est-ce que la sagesse folle ?

LL : L'un des aspects principaux de la sagesse folle est que l'enseignant utilise tous comportements, peu importe qu'ils soient choquants, irrévérencieux ou perturbants, seulement, et seulement si, ce comportement a une très grande chance de provoquer un changement chez l'élève, un approfondissement en lui. Bien entendu, à notre époque, en raison de l'industrie de la communication, on entend parler partout dans le monde de chaque abruti dont l'ego s'arroge un rôle de sagesse folle et qui s'en va, utilisant des techniques de choc quand bon lui semble, en négligeant totalement le choix du moment. Tout est dans le choix du moment. Gurdjieff était un maître en la matière. Il ne se limitait pas à provoquer un choc comme un chercheur scientifique, pour voir le résultat. Il ne provoquait un choc que lorsque les chances de succès, en termes d'approfondissement de la relation d'un élève au Divin, étaient élevées. Cela ne marchait pas toujours parce qu'il ne s'agissait que d'une probabilité mais il ne le faisait pas au hasard. Et les enseignants que j'appelle des charlatans aujourd'hui sont complètement irresponsables dans leur utilisation de leur pouvoir et de leur manifestation de la folie. J'aurais de la considération pour un enseignant de sagesse folle qui utiliserait n'importe quel moyen, mais jamais de manière arbitraire ni en suivant sa motivation personnelle. Celui-là n'utiliserait des méthodes frappantes et choquantes que dans des circonstances bien particulières et exactement au bon moment. C'est comme de tailler un diamant - si vous ne comprenez pas la structure de la pierre et que vous la frappez d'un coup de ciseaux, vous n'obtiendrez que de la poussière de diamant. Vous devez en connaître exactement la structure, parce que vous devez l'attaquer par un point de fracture particulier. Si vous l'attaquez entre deux points de fracture, vous briserez la pierre au lieu d'obtenir un bijou parfaitement ciselé. Il en va de même pour les êtres humains. Ils ont ce que l'on pourrait appeler des lignes de révélation, ou des lignes d'éveil. Un enseignant de sagesse folle est un maître du ciselage. Un charlatan est quelqu'un qui se contente de prendre le marteau et de frapper et tailler à l'aveuglette en espérant qu'il y aura un résultat positif - ou peut-être qu'il ne s'en inquiète même pas mais qu'il s'en fiche même complètement et adore simplement l'euphorie de l'exercice du pouvoir et que les gens rampent à ses pieds.

WIE : La manière dont vous décrivez la sagesse folle ressemble à une science très précise.


LL : En fait, l'homme de science est spontané et instinctif. Ce n'est pas une science du mental. C'est l'art de tenir son rôle.

WIE : Une manière habituelle de décrire la sagesse folle est de dire que ultimement, nous ne pouvons pas comprendre la Réalité avec l'intellect ; l'enseignant de sagesse folle agit ainsi pour ainsi dire, pour exploser le mental.

LL : C'est l'une des révélations qui peut approfondir la relation d'un élève au divin. Alors on peut faire quelque chose dans une circonstance donnée pour provoquer la réalisation du fait que la réalité n'est pas linéaire. Mais en général on ne fonctionnerait pas comme ça tout le temps simplement pour le prouver. C'est seulement au moment où l'élève est sur le point de vraiment comprendre ce point, au delà de la simple connaissance de la ligne du parti. Une autre considération importante est que le comportement qui démontre l'absurdité de la linéarité ne serait pas nécessairement un comportement violent ou le type de comportement qui laisserait des cicatrices psychologiques.

WIE : Beaucoup d'enseignants de sagesse folle dont on entend parler n'adopteraient pas nécessairement cette position. Je sais que vous êtes connu pour votre côté extrême, provocateur, et parfois imprévisible, alors vous êtes en un sens dans le camp de la sagesse folle. Je sais aussi qu'avec vos élèves des exigences particulières, ou des règles sont requises. Par exemple être célibataire ou monogame. Vous n'autorisez pas les relations passagères.

LL : Je ne dirais pas que nous ne les autorisons pas, nous ne les recommandons pas. Cela ne signifie pas que si quelqu'un a des relations passagères, il perdra son statut d'élève et sera exclu de l'école. Mes élèves ont très peu de relations passagères, parce que je suis si puritain dans mes attitudes. Mais les règles ne consistent pas à exclure les gens qui les enfreignent.

WIE : Vous recommandez à vos élèves de ne pas boire d'alcool, au moins dans l'ashram.

LL : Ni cigarettes, ni caféine. Ce n'est pas drôle ! Ni sexe, ni alcool, ni caféine, ni tabac, ni drogues. C'est pour ça qu'on va si souvent au cinéma.

WIE : Mais quand on pense à des personnes comme Trungpa Rinpoche ou Osho, c'est bien différent. Alors, vous mettre dans le camp de la sagesse folle ne me semble pas complètement juste. Vous avez l'air d'être différent de tous ceux que l'on identifie à la sagesse folle.


LL : Cela fait partie de mon style sagesse folle. C'est drôle parce que j'ai une estime absolue pour Trungpa, absolue. A mon sens, il ne pouvait pas mal agir, même s' il a fait des trucs vraiment nuls. Il y en a d'autres qui font bien moins que Trungpa n'a fait et que je ne considère même pas comme des enseignants à quelque degré que ce soit, dont je pense qu'ils sont complètement dupes d'eux-mêmes, et que j'appellerais des charlatans. Alors, entre ceux que je respecte et ceux que je ne respecte pas, c'est vraiment instinctif. Cela ne repose pas sur une quelconque linéarité, parce que certains enseignants sont considérés comme des enseignants de folle sagesse à cause de leur comportement alors que je pense qu'ils sont tout simplement fous, et absolument pas des enseignants. Et pourtant envers Trungpa, dont le comportement était complètement insensé, j'ai une estime absolue.

WIE : Beaucoup d'entre nous au moins ne remettent pas en question le fait que Trungpa avait atteint un degré de réalisation élevé. Il avait un effet immense sur bien des personnes. Et ses étudiants prétendaient bien sûr qu'il était un enseignant de sagesse folle, aussi précis qu'un ciseau à diamant. Et pourtant le résultat de certains de ses comportements n'a pas été si concluant. Voyez le scandale lié au sida et au sexe qui a mis en cause son successeur, Osel Tendzin. Et Osel Tendzin et d'autres élèves sont également devenus alcooliques. Je pense que souvent les élèves essaient d'imiter leur enseignant, et reproduisent, peut être inconsciemment, les attitudes de leur maître. Quand on voyait Trungpa, il était presque inévitable que ses élèves feraient de même.

LL : Oui c'est un danger et on ne peut rien y faire, j'imagine. Un véritable enseignant essaierait de décourager ses élèves, mais on ne peut rien y faire. Les élèves vont copier l'enseignant, et parfois, ils amèneront l'intégrité, mais dans la plupart des cas, non. Alors ce que l'on voit ce sont ces cas où il n'y a aucune intégrité. De mon point de vue, le fait que les élèves copient l'enseignant et que l'enseignant ne peut les en empêcher, n'est pas nécessairement à mettre au passif du maître. Chaque nouvel élève doit comprendre cela dans mon école : «Fais ce que je dis, pas ce que je fais». Je décourage vivement les élèves à copier mon comportement.

WIE : Ne vous imposez-vous pas les mêmes critères que ceux que vous aimeriez voir respectés par vos élèves ?

LL : Absolument pas.

WIE : Pourquoi ?

LL : Je pourrais vous donner une bonne raison, mais il se pourrait que ce ne soit pas la vraie raison. La manière dont j'enseigne est instinctivement faite pour optimiser la possibilité pour mes élèves de dupliquer mon état de conscience. Le comportement n'a rien à voir avec ça. Alors je les décourage vivement de m'imiter. De toute façon, certains le font à un certain niveau. La fonction de l'enseignant est d'optimiser la duplication d'un état de conscience, pas nécessairement de produire une copie conforme de l'enseignant.

WIE : Mais il semble que le comportement pourrait être pertinent pour expliquer «cet esclavage spontané à la volonté de Dieu» dont vous parliez. Et c'est le type de comportement que vous voudriez trouver chez vos élèves.

LL : Non, parce que ma fonction est différente de celle de mes élèves. Ma fonction est de les amener à un alignement avec la volonté divine. Leur fonction après cela dépendra de la volonté de Dieu. Cela n'a rien à voir avec moi ou avec eux. Je n'entraîne pas des enseignants. Si l'un d'entre eux ou plusieurs s'éveillent, ils deviendront peut-être enseignants, mais peut-être pas. Cela dépend de la volonté de Dieu. Cela n'a rien à voir avec ce que je veux ou ce qu'ils veulent. Je ne pense pas que tous les éveillés enseignent.

WIE : Mais tout de même il doit y avoir une essence, quelqu'en soit la définition ou les manifestations, de la manière dont fonctionne l'état d'éveil dans le monde.

LL : Je suis intègre dans mon travail. Peu importe ce que manifeste mon activité, si les gens réussissent à voir mon intégrité dans ce que je fais, c'est quelque chose qu'ils peuvent apprendre. C'est un modèle pour eux. Il y a, je suppose, des aspects subtils ou internes dans mon travail qui agissent comme un mécanisme à reproduire, mais pas mon activité. L'intégrité de mon engagement envers mon travail, l'intégrité de mon engagement envers mon maître, ces choses là - oui.

WIE : Vous avez aussi un groupe rock. Pour autant que je sache, vous êtes le seul enseignant spirituel à faire cela.

LL: J'espère bien. Je ne voudrais pas que le fait d'avoir un groupe rock devienne galvaudé.

WIE : Est-ce que vous essayez avec votre groupe, «Menteurs, Dieux et Mendiants», de communiquer votre enseignement, peut-être même à une plus grande échelle?

LL : Je pense que «Menteurs, Dieux et Mendiants» peut communiquer une essence de l'enseignement, même de manière subtile, à une plus grande échelle. Mais je ne me permettrais jamais de penser que le vrai travail et le yoga de l'enseignement puissent être communiqués à une grande échelle - bien que je perçoive le groupe comme un virus subtil capable de toucher un large public. Mais bien des personnes ne sont tout simplement pas attirées par le type de pratique qui mène aux effets envisagés par ce type de travail.

WIE : Qu'est-ce qui fait qu'une personne est vraiment sérieuse dans sa pratique?

LL : Etre prêt à tout sacrifier pour la réalisation divine.

WIE : Après vingt cinq ans d'enseignement, êtes-vous satisfait du résultat ?

LL : Je suis relativement satisfait du résultat, mais je ne peux être entièrement satisfait parce que les résultats sont relatifs. Je suppose que ce qui me satisferait vraiment objectivement serait de voir mon rôle dupliqué en un ou plusieurs de mes élèves. Pour l'instant, ce n'est pas le cas. J'ai eu des élèves qui ont passé des mois dans un état d'éveil mais qui, d'une manière ou d'une autre, ont adopté des comportements qui prouvent qu'ils ne sont pas entièrement réalisés. Je suis satisfait si je compare ces résultats avec ceux de n'importe quelle autre communauté, ou si je regarde la manière dont mes élèves vivent l'enseignement et leur capacité à le transmettre, mais c'est une satisfaction relative. Tant reste à faire. Et voyez-vous, même si un élève y parvient, il y a toujours plus de personnes qui en ont besoin. Je pense que la question n'est pas le bonheur ou la satisfaction. Je suis aussi occupé que je peux l'être. Le travail ne manque pas .

WIE : Quel serait l' ultime accomplissement pour vous au sein de la communauté ?

LL : Je voudrais voir chacun heureux, dans une relation équilibrée. S'aimant les uns les autres, sans aucune violence ni compétition. Ce serait suffisant. Ou sans relation, mais par choix. Avoir une relation de couple par choix ou ne pas avoir de relation de couple par choix, mais vivant une vie complètement nourrie et libre de violence et de manipulation. Ce qui a changé en vingt-cinq ans, c'est la façon dont j'utilise le langage. Au début, c'était tout le temps «Réveillez-vous, réveillez-vous, réveillez-vous». Et maintenant, c'est comme si la grâce nécessaire à l'éveil était telle qu'elle semble se produire dans le cours de nos vies mêmes, ensemble. Nous n'avons pas besoin d'y penser tout le temps, mais c'est la raison même pour laquelle nous sommes ensemble. Nous ne serions pas ensemble si cela n'en était pas la raison, alors nous n'avons pas besoin de nous appesantir dessus. Nous nous appesantissons en revanche sur le fait d'être attentifs les uns envers les autres d'une façon générale, de développer une intimité qui soit libre de toute relation passagère, de toute séduction et de tout enfantillage. C'est bien assez. 



 Cet entretien date approximativement de l’année 2000. Il a été initialement publié le 10 décembre 2014 sur la page « Lee Lozowick Tribute ».



*******************