Affichage des articles dont le libellé est écrivain. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est écrivain. Afficher tous les articles

lundi 5 octobre 2020

Un extraordinaire témoignage d'écrivain heureux...

 

"Goûter le plaisir de voir passer une averse, une fleur qu'on aurait respirée".
Jean Giono évoque les petits bonheurs de la vie ainsi que le plaisir de vieillir.


Celui qui n’est pas capable de faire son bonheur avec la simplicité ne réussira que rarement à le faire, et à le faire durable, avec l’extrême beauté. 
(La Chasse au bonheur)

*******


vendredi 3 avril 2020

Coronavirus : les jours barbares


Par René Frégni
Publié le 19/03/2020 à 21:00

Marianne lance une série littéraire intitulée "La vie et le virus à travers ma fenêtre", ou les battements du cœur d'un écrivain dans la tempête. Le corps est confiné mais les mots et l'esprit vivent.

J’ai passé ma journée à refendre des bûches, sous les quatre grands chênes devant la maison. Ma petite chatte était assise à côté, ses yeux bleus et ronds suivaient chacun de mes gestes. Quand mes épaules étaient plus dures que le bois, je m’appuyais sur la hache et nous échangions quelques mots. 

LA LUMIÈRE N’AVAIT JAMAIS ÉTÉ AUSSI BELLE
Autour de nous la lumière n’avait jamais été aussi belle. Les prés sont déjà d’un beau vert très gras, piqués de géraniums sauvages et de minuscules myosotis. Plus bas, vers le village, les flaques blanches des pâquerettes éclairent le chemin, les épervières allument mille soleils sur les talus. Les collines ont encore leur fourrure de renard.

Il y a trente-six ans je travaillais dans un hôpital psychiatrique de Marseille, mon corps se couvrait d’eczéma, mes mains, mes bras, mon dos… Un matin je ne suis pas retourné à l’hôpital, je suis parti vers les collines. J’ai posé mon sac dans un minuscule cabanon abandonné.

J’ai ouvert un cahier et je me suis mis à écrire, sous une tonnelle bourdonnante d’abeilles, dans une odeur de miel et de genêts. Je n’avais pas un sou. Huit jours plus tard mes mains étaient propres, mes bras aussi. L’eczéma avait disparu. J’avais récupéré mon corps, ma tête, mon temps. J’étais pauvre et libre. Ma vie enfin m’appartenait. Il y a trente-six ans que j’écris chaque jour, que je marche et que je fends du bois. Il y a trente-six ans que j’évite mes semblables.


NOUS ÉCRASONS TOUT CE QUI EST VIVANT
Si je n’avais pas deux filles, une femme dont je rêve et trois vrais amis, je penserais que l’homme doit disparaître le plus vite possible de la surface de cette terre. Il a fait tellement de mal…

En quarante ans, nous avons massacré soixante pour cent des vertébrés et nous ne sommes qu’au début de la sixième extinction de masse, la première attribuée à l’homme, l’anthropocène disent certains… Nous avons massacré les baleines, les aigles et les faucons pèlerins, le cheval sauvage de Mongolie, le daim de Mésopotamie, nous avons traqué en jeep l’onyx, aux confins du désert, exterminer les derniers rhinocéros de Java, l’ibis du Japon, la grue blanche américaine, les petits paresseux sont au bord de l’extinction. Nous écrasons tout ce qui est vivant, pour notre jouissance ou pour entasser dans des caves blindées des pyramides de billets de banque.

Partout la main de l’homme, l’œuvre de l’homme. Les vrais rapaces, c’est nous ! Nous avons appelé ces massacres la civilisation. Nous succomberons, broyés par cette civilisation. 


LE VIRUS DE NOTRE TOUTE PUISSANCE
Coronavirus… Serait-ce le début de la fin ? Nous avons dominé la rage, la poliomyélite, la fièvre jaune, dominerons-nous cette fièvre de l’argent, de la possession, du profit, cette maladie contagieuse du pouvoir, cette certitude que nous sommes plus intelligents que tout ce qui est vivant autour de nous, les forêts, les rivières, les océans, l’air et tous les animaux qui sautent, rampent, volent.

Je suis agnostique, je n’ai jamais mis les pieds dans une église sauf quand elle était très belle, qu’il faisait très chaud. Je ne crois pas au châtiment divin, à la punition dernière, à l’expiation. Je crois à une réaction cosmique, une saine réaction. Une réaction non préméditée, ni religieuse, ni vengeresse, le début du soulèvement de tout ce qui est vivant, face à notre impérialisme cynique et aveugle. 


CHACUN DE NOUS EST L’ÉGAL D’UN FIGUIER 

Le virus de notre toute puissance a fait mille fois plus de dégâts, de souffrances, de morts que ce pauvre coronavirus. Nous sommes, sur cette terre merveilleuse, l’espèce la plus criminelle, la plus prédatrice, la plus dangereuse. La vie lentement s’écarte de nous, se méfie de nous, sécrète ses anticorps dans les profondeurs des racines et les molécules de l’eau, de l’air.

Le mot virus vient de venin, poison. Nous sommes le venin et le poison, nous sommes la contagion. Nous nous sommes pris pour les dieux de cette planète. Tout ce qui tentait de vivre nous l’avons méprisé, mis en esclavage. Chacun de nous est l’égal d’un figuier, d’un caillou, d’un ruisseau, d’un ver de terre. Nous avons besoin du ver de terre, il n’a pas besoin de nous. C’est un infatigable laboureur qui travaille jour et nuit pour qu’explose la vie, comme les abeilles, les hérissons, les oiseaux et les nuages.


LE VIRUS REDOUTABLE DE LA VERTU 

Le coronavirus est peut-être notre dernière chance. « Il lui avait inoculé le virus redoutable de la vertu. » écrit Victor Hugo. Puisse ce virus nous contraindre à cette vertu. Nous avons quelques mois pour ouvrir les yeux, pour nous rendre compte que dans les banques il n’y a rien, que les vraies richesses sont autour de nous, ces géraniums sauvages, ces bourgeons qui éclatent partout, cette lumière unique qui n’existe nulle part ailleurs. Le paradis est partout. Nous y sommes.


La seule intelligence, c’est la vie. Tout ce qui pousse vers la mort est bête, les guerres, la frénésie de l’argent, notre consommation effrénée, la lumière morte de nos écrans, les bonheurs virtuels, l’ère du plaisir instantané. Ce n’est pas le virus qu’il faut combattre désormais mais notre rapacité, notre démence qui nous ont éloignés des rivières car nous leur préférions les fleuves d’argent.

MONTER DANS UN TRAIN QUI N’EXISTE PAS
Notre vie nous appartient, notre corps nous appartient, notre temps si précieux nous appartient. Chaque jour depuis trente-six ans j’écris le mot gare et je monte dans un train qui n’existe pas. L’imagination ne consomme aucune goutte de kérosène et m’emmène tellement plus loin. J’ai passé ma vie à lire, écrire, marcher, rêver, fendre du bois et caresser la tête d’un chat.

Je vis de presque rien et rien ne me manque. J’ouvre les volets le matin, tout est sous mes yeux, l’herbe pailletée de rosée, la brume rose et verte à l’est, les amandiers couverts d’une neige de fleurs qui éclairent les collines. Ma journée sera semblable à celle d’hier, celle de demain. J’aimerais que cela dure encore mille ans, je ne m’ennuie jamais, je n’ai besoin que de douceur et de beauté.


LE PARADIS ET LA MORT SONT PARTOUT
Je sais pourtant que la mort rôde dans les rues de chaque ville, pousse des portes, escalade à pas de loup des escaliers, se glisse sans bruit dans les maisons des hommes. Quand je pousse mes volets, je ne vois que le printemps, insouciant, jeune à nouveau, lumineux, si heureux de vivre, ivre de sa beauté. Chaque chose est à sa place, la nature est sereine, modeste, équilibrée. Nous nous sommes octroyé une place démesurée et le droit de tout détruire, de tout saccager.

Nous n’avons que quelques mois pour regarder le printemps, écouter le printemps, marcher dans le printemps. Nous n’avons que quelques mois pour entrer dans l’été et vivre comme les oiseaux, les feuilles, les nuages et les vers de terre. 


LA BEAUTÉ CONTRE LA GUERRE
Nous ne sommes pas en guerre. Nous devons tuer la guerre. Nous devons nous ranger du côté du printemps, de la beauté, sinon nous serons balayés et la terre se refermera sur nous, nous oubliera pour ne se concentrer que sur la vie et les saisons qui passent. Nous n’aurons été pour elle qu’un simple virus parmi des millions d’autres, dans ces milliards d’années.

Il y a trente-six ans, j’ai fait un choix. Je vais descendre fendre mes bûches, caresser la tête de mon chat et j’irai marcher un peu dans la colline, au moins, si je pars demain, j’aurai profité du printemps.


******

jeudi 20 décembre 2018

Célébration de la vérité de l'Enfance (1)



« Je n'ai pas aimé mon enfance, cette période un peu recluse et "difficultueuse". Je n'ai de reproche à faire à personne. Mais dans le passé biographique, celui de l'état civil réaliste, je me suis éprouvé comme un enfant cloîtré. 
Et j'en ai rajouté par la solitude, par la passion des livres aussi. Il n'y a pas eu dans mon enfance de souffrance, à part une souffrance blanche, un très grand silence des vivants sur eux-mêmes. Ce n'était pas tant moi qui étais enfermé que ceux dont je ne pouvais m'approcher. Je ne comprenais pas qu'on ne puisse délivrer et le ciel et la terre en un seul mot. 
Je ne comprenais pas qu'on fasse de la parole un objet utilitaire, social, sans que jamais elle ne serve à la grande explosion des cœurs. J'ai écrit pour parler. Et j'ai parlé pour accéder à la vérité de l'enfance, qui est de ne pas comprendre grand-chose, et de connaître infiniment le ciel par le toucher d'un rayon de soleil sur la main, ou par l'inflexion de douceur d'une voix aimée. La douleur dans une famille est exactement comme la pierre lancée sur un étang, elle engendre des ondes qui vont toucher plusieurs générations jusqu'à résorption complète. »

vendredi 28 avril 2017

Jacques Oloron, Retour à la réalité

 

Voici un livre qui m’a d’abord attirée par son titre – je ne cherche rien d’autre ! -, son illustration, si simple et évocatrice à la fois : « L’étendue verte », de Jacques Le Brusq – ah, se rouler tout simplement dans l’herbe, comme les enfants ! - et sa présentation : les chapitres forment… une seule page.

J’aime particulièrement cette simplicité-là, qui cherche à nous ramener directement au réel que nous vivons. Les textes sont donc courts et agrémentés de paragraphes, ce qui les rend particulièrement lisibles. On peut aussi prendre ce livre par n’importe quel bout, ce que j’apprécie également. J’aime prendre une page au hasard et tomber sur la ou les phrases qui feront sens, écho et qui me permettront de revenir à ce que je ne cesse de quitter : l’espace d’ici et le temps de maintenant. Alors, jouons le jeu, prenons une page au hasard après avoir fermé les yeux, posé les pieds sur le sol et s’être centré quelques secondes… Comme c’est drôle : je tombe précisément sur un chapitre intitulé, p. 59 : « Sous nos pieds » ! Authentique, je vous le jure !  Alors, mes yeux tombent sur le dernier paragraphe suivant :

« Mais nous avons tant privilégié nos pensées au détriment de notre instinct depuis que nous nous sommes civilisés que, devenus bien chaussés, c’est comme si nous n’avions plus de sens : nous ne parvenons plus à sentir la terre sous nos pieds. »

Voilà qui me plaît infiniment. J’ai une petite table de chevet mais suffisamment grande pour accueillir quelques livres. Celui-là, c’est sûr, en fera partie.


 Sabine Dewulf



samedi 3 septembre 2016

Lumière miraculeuse... avec Albert camus


"Ce jardin de l'autre côté de la fenêtre, je n'en vois que les murs. Et ces quelques feuillages où coule la lumière. Plus haut, c'est encore les feuillages. Plus haut, c'est le soleil.
Et de toute cette jubilation de l'air que l'on sent au dehors, de toute cette joie épandue sur le monde, je ne perçois que des ombres de feuillages qui jouent sur les rideaux blancs.
Cinq rayons de soleil aussi qui déversent patiemment dans la pièce un parfum blond d'herbes séchées. Une brise, et les ombres s'animent sur le rideau. Qu'un nuage couvre, puis découvre le soleil, et voici que de l'ombre surgit le jaune éclatant de ce vase de mimosas.
Il suffit : cette seule lueur naissante et me voici inondé d'une joie confuse et étourdissante.
Prisonnier de la caverne, me voici seul en face de l'ombre du monde. Après-midi de janvier. Mais le froid reste au fond de l'air. Partout une pellicule de soleil qui craquerait sous l'ongle, mais qui revêt toutes choses d'un éternel sourire.
Qui suis-je et que puis-je faire — sinon entrer dans le jeu des feuillages et de la lumière. Être ce rayon de soleil où ma cigarette se consume, cette douceur et cette passion discrète qui respire dans l'air.
Si j'essaie de m'atteindre, c'est tout au fond de cette lumière . Et si je tente de comprendre et de savourer cette délicate saveur qui livre le secret du monde, c'est moi-même que je trouve au fond de l'univers.
Moi-même, c'est-à-dire cette extrême émotion qui me délivre du décor. Tout à l'heure, d'autres choses et les hommes me reprendront.
Mais laissez-moi découper cette minute dans l'étoffe du temps, comme d'autres laissent une fleur entre les pages. Ils y enferment une promenade où l'amour les a effleurés. Et moi aussi, je me promène, mais c'est un dieu qui me caresse.
La vie est courte et c'est péché que de perdre son temps. Je perds mon temps pendant tout le jour et les autres disent que je suis très actif. Aujourd'hui c'est une halte et mon cœur s'en va à la rencontre de lui-même.
Si une angoisse encore m'étreint, c'est de sentir cet impalpable instant glisser entre mes doigts comme les perles du mercure.
Laissez donc ceux qui veulent se séparer du monde. Je ne me plains plus puisque je me regarde naître. Je suis heureux dans ce monde, car mon royaume est de ce monde.
Nuage qui passe et instant qui pâlit. Mort de moi-même à moi-même. Le livre s'ouvre à une page aimée. Qu'elle est fade aujourd'hui en présence du livre du monde.
Est-il vrai que j'ai souffert, n'est-il pas vrai que je souffre ; et que cette souffrance me grise parce qu'elle est ce soleil et ces ombres, cette chaleur et ce froid que l'on sent très loin, tout au fond de l'air.
Vais-je me demander si quelque chose meurt et si les hommes souffrent puisque tout est écrit dans cette fenêtre où le ciel déverse sa plénitude.
Je peux dire et je dirai tout à l'heure que ce qui compte est d'être humain, simple. Non, ce qui compte est d'être vrai et alors tout s'y inscrit, l'humanité et la simplicité. Et quand suis-je plus vrai et plus transparent que lorsque je suis le monde ?
Instant d'adorable silence. Les hommes se sont tus. Mais le chant du monde s’élève et moi, enchaîné au fond de la caverne, je suis comblé avant d'avoir désiré.
L'éternité est là et moi je l'espérais. Maintenant je puis parler. Je ne sais pas ce que je pourrais souhaiter de mieux que cette continuelle présence de moi-même à moi-même.
Ce n'est pas d'être heureux que je souhaite maintenant, mais seulement d'être conscient.
On se croit retranché du monde, mais il suffit qu'un olivier se dresse dans la poussière dorée, il suffit de quelques plages éblouissantes sous le soleil du matin, pour qu'on sente en soi fondre cette résistance.
Ainsi de moi. Je prends conscience des possibilités dont je suis responsable. Chaque minute de vie porte en elle sa valeur de miracle et son visage d'éternelle jeunesse."

Albert Camus,
Extrait de « Carnets I. — Mai 1935 – Février 1942.

-------------


jeudi 28 avril 2016

Au nom de Martin Gray...


"Savoir accepter l'autre tel qu'il est.
Être joyeux du bonheur qu'il trouve. 
L'aimer dans sa totalité : pour ce qu'il est, laideur et beauté, défauts et qualités. 
Voilà les conditions de l'amour, de l'entente. 
Car l'amour est vertu d'indulgence, de pardon et de respect de l'autre. "


"L'homme peut être seul au milieu des autres. Mais celui qui est ouvert au monde, celui qui sait demeurer fraternel, celui qui est solidaire des autres, celui-là, même solitaire, n'est jamais seul. "



"Aider les autres, c'est encore la meilleure façon de s'aider soi-même."


Martin Gray 
Le livre de la vie

vendredi 1 avril 2016

Hommage à Imre Kertész

L'écrivain hongrois Imre Kertesz est décédé le 31 mars 2016 à l'âge de 86 ans. 

  "Celui qui survit n'est pas le coupable, mais il représente l'erreur, le grain de sable, car toute la machinerie nazie, ce que Raul Hilberg nomme la « destruction des juifs d'Europe », est conçue pour fabriquer un phénomène de masse : la mort en masse. Le survivant, c'est la panne imprévisible du fonctionnement ! Quand on m'a retrouvé à moitié mort dans une flaque d'eau gelée sur le béton de Buchenwald, je ne peux toujours pas considérer comme rationnel le fait d'avoir été sauvé. Pourquoi moi ? Pourquoi pas un autre ? C'est cela, être sans destin. Si vous voulez vraiment apprendre quelque chose d'Auschwitz, interrogez donc les morts ! Eux seuls savent. Nous autres survivants, nous n'avons participé que d'une manière infime à l'extermination, même si nous en avons payé le prix fort moralement. Dans la dynamique de l'extermination, le bourreau et sa victime vont la main dans la main. Ils ont le même but, la mort." 
(interview : Le Point)

Je l'avais déjà entendu dire, et je pouvais désormais en témoigner : en vérité, les murs étroits des prisons ne peuvent pas tracer de limite aux ailes de notre imagination.
Le fait est que, même en captivité, notre imagination reste libre.
Etre sans destin

« Parfois, comme une martre pelée qui aurait survécu à la grande extermination, je traverse encore la ville. A certains bruits, certaines images, je dresse l’oreille comme si mes sens engourdis et encroûtés étaient agressés par l’odeur des bribes de souvenirs. A côté de certaines maisons, à certains coins de rue, je m’arrête, terrifié, les narines dilatées, je scrute les alentours d’un œil effrayé, je veux m’enfuir mais quelque chose me retient. Sous mes pieds bouillonnent les égouts, comme si le torrent sale de mes souvenirs voulait sortir de son lit pour m’engloutir. Qu’il en soit ainsi ; je suis prêt. Dans un dernier grand résumé j’ai montré ma vie faillible, opiniâtre – je l’ai montrée pour ensuite, portant le baluchon de cette vie dans mes deux mains tendues, m’en aller et, comme dans l’eau noire et tempétueuse d’un torrent,

sombrer,
mon Dieu !
faites que je sombre
pour l’éternité,
Amen. »
Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas

++++++++++


dimanche 13 mars 2016

Christian Bobin ou la poésie miroir



Il n'y a rien de plus rare, ni de plus vivant, ni de plus important au monde que d'essayer de rencontrer quelqu'un. 
L'autre est un miroir. 

Si le miroir est de bonne qualité, il nous permet de nous deviner en lui. 
Il y a très peu d'événements fondateurs dans une existence. Quatre ou cinq. Tout ce qui mérite le nom d'événement est sans doute de l'ordre de la rencontre. Le coup porté par une émotion, le bouleversement induit par une beauté ou une épreuve, font que l'on se rencontre soi-même tout en découvrant autre chose de soi. 

La rencontre est le but et le sens d'une vie humaine. 
Elle permet qu'on ne la traverse pas en somnambule. 
Quand mes yeux se fermeront, ils le feront sur une immense bibliothèque constituée par des visages qui m'auront ému, troublé, éclairé. Un visage est éclairant quand un être est bienveillant et qu'il est tourné vers autre chose que lui-même. 

Le soin qu'il prend de l'autre, l'illumine, le rend vivant. 
Il capte une lumière et la renvoie. 
C'est quelque chose de rare. 
La richesse de cette vie est faite surtout de visages et de quelques paroles. Les mots ne sont pas les plus importants. Ils enferment parfois. Alors que quand ils sont simplement allusifs, à peine écrits, ils amènent le lecteur à faire un travail psychique et délivrant sur lui-même. 

Les livres sont agencés pour permettre à un silence bienfaisant, fraternel, de venir. Dans cet espace, quelque chose de l'auteur rencontre le lecteur et celui-ci y rencontre quelque chose de lui. 
Dans ce monde, on parle trop pour ne rien dire. 
Écrire permet d'aérer le langage, de faire venir de la lumière, quelque chose de neuf et de silencieux entre les mots, sous les phrases. 
Ce silence est bienfaisant.


- Christian Bobin
(Interview Le Point.fr)





vendredi 26 février 2016

Alexis Jenni : hommage aux arbres

À sa manière poétique, le Goncourt 2011 revisite ici l'Homme qui plantait des arbres de Giono, en adaptant l'histoire aux enjeux cruciaux du XXIe siècle.

« J'aurais voulu écrire des livres, mais j'ai surtout planté des arbres. Je ne le regrette pas, quand je vois tout ce qui pousse autour de moi ; et je le regrette peu quand je pense à tout ce que je n'ai pas dit. »

Je parlais aux deux jeunes gens qui étaient venus m'interroger. Ils portaient des vêtements d'extérieur résistant aux ultraviolets, des lunettes étanches, mais ici ils avaient rabattu leur capuche sur leurs épaules, relevé leurs lunettes, découvert leur peau très pâle en ouvrant leur combinaison jusqu'au ventre. Nous étions dehors, mais à l'ombre, nous entendions le bruissement de l'oasis géante, la mer de feuillages, l'énorme poumon vert qui grandissait chaque année en recouvrant les rochers, les collines pelées et les vallons secs.

« C'est moi qui ai planté le premier plant. Dans un trou que j'avais fait dans les cailloutis du désert, d'où s'élevait une poussière blanche au moindre coup de vent.

- Vous ? Ils me détaillaient, se demandant si on pouvait en une seule vie créer une forêt.
- Je suis plus vieux que vous ne le pensez. 103 ans, l'âge de plusieurs générations d'arbres, assez pour que le premier soit bien plus grand que moi, pour qu'il porte maintenant ma maison alors que je l'ai tenu dans ma main, avec ses deux feuilles fragiles, sa tige encore transparente, son chevelu racinaire impalpable et avide d'eau.
- C'est lui ?
- C'est un ombrier. Il a un feuillage épais et des branches qui portent loin. Il fait une grande ombre sous lui, il perd ses feuilles, il garde le sol humide. Dans ce désert de cailloux blancs, je l'ai installé comme une pépinière, les autres sont sortis à l'abri.
- Vous lui avez donné un nom ?
- On ne donne pas de noms aux arbres. Ils sont diffus et changeants, ils gardent vivant tout ce qu'ils ont vécu, ils sont chaque année un peu plus grands. Un nom serait trop peu pour dire ce qu'ils sont. Il faut les voir comme une pensée qui se déploie, un livre qui ne finit jamais de s'écrire. Mais c'est bien lui le premier. »

Une averse fouetta les feuillages avec un bruit de minuscules applaudissements, loin au-dessus de nous. Mais pas une goutte d'eau ne nous parvint, juste le bruit et la fraîcheur d'une vaporisation.

« Si vous aviez vu cette région avant : sèche et nue, la caillasse blanche, le ciel toujours bleu, rien d'autre. Maintenant, il pleut à nouveau, un peu chaque jour. La forêt n'est pas spontanée, au sens où elle viendrait comme ça, de nulle part, n'importe où. Ce qui est favorable à la forêt, c'est la forêt, elle se donne à elle-même de l'ombre et de l'eau, elle se nourrit. C'est circulaire, c'est sans début, et si on l'enlève, c'est définitif. Regardez les steppes du Brésil : 100 ans auparavant, il y avait une forêt. Elle ne revient pas. Mais si on relance le cycle, elle ne demande qu'à s'installer à nouveau. »

Je leur ouvris la petite boîte que je prépare quand on vient m'interroger. Je leur fis voir l'humus, je leur en montrai une poignée. C'était noir et humide, désagrégé, cela sentait fortement le champignon et cela grouillait de façon à peine perceptible.

« Je n'aime pas les pays secs. C'est sinistre, les paysages de cailloux : on dirait des os saillants. Alors ce désert qui entourait Marseille, je l'ai recouvert de chair. Et maintenant, elle s'entretient toute seule, et s'agrandit. »


Je remplis la boîte de brindilles et de feuilles, et la refermai. Passa un groupe de récoltants, qui portaient chacun leur hotte et leur coupeuse à main. Ils récoltaient les fruitiers, les fibriers, les boisiers, les tubiers, les plastiquiers, les nuxiers. La récolte est permanente, échelonnée sur les centaines de kilomètres de la forêt. Il y a des arbres anciens, des améliorés et des tout nouveaux.
« Bilal ! »
Il s'approcha, salua mes hôtes, posa sa hotte à moitié pleine.
« Que puis-je pour toi, vieil homme ?
- Dis leur ce que tu récoltes aujourd'hui. »
Bilal est vraiment grand, et la tête penchée, dans l'ombre à contre-jour, je distingue mal ses expressions. Mais je sais toujours quand il sourit. J'abuse un peu du respect dû aux ancêtres, je reçois assis au pied de mon arbre premier, mais je suis quand même le plus âgé des habitants de la forêt. Il leur montra des noix d'huilier, des fruits lourds et lisses comme des savons, qui laissent des traces grasses sur les mains, exhalent un parfum d'hydrocarbures volatils.
« Ça se mange ? », grimacèrent-ils.
Bilal sourit, il avait l'habitude d'expliquer les fruits à ceux qui arrivaient dans la forêt, chaque jour des centaines de réfugiés urbains qui s'installaient dans l'ombre odorante.
« C'est pour la raffinerie. Nous faisons ce qu'on faisait avec le pétrole, avant qu'on le brûle.
- Montre-leur », dis-je en faisant le signe d'un rectangle avec les doigts.
Il leur montra sa tablette, la carte où était noté chaque arbre de la forêt, chacun identifié, chacun indiquant sa production et son état de maturité. Une ligne indiquait le trajet optimal pour remplir sa hotte et la rapporter à la raffinerie. Chacun avait son trajet. S'il ne finissait pas, il terminerait demain.
« Ce n'est pas un peu... rural ?
- C'est pire, leur répondis-je en souriant. C'est forestier. C'est un bond en arrière de 10 000 ans, ou bien un bond en avant d'un siècle.
- Avec votre forêt, vous pensez nourrir et loger les 5 millions de personnes entassées dans Marseille ?
- Personne ne vivait dans les champs, les garrigues, les pierriers désolés. Tout était nu. Maintenant, nous sommes beaucoup à vivre entre les arbres. Avant, on nourrissait les gens avec ce qui poussait dans des champs, on les vêtait avec ce qui poussait dans d'autres champs, et maintenant nous avons un champ immense à six ou dix étages qui produit tout en continu, sans jamais s'épuiser.
- Le rendement est faible, mais on n'est pas pressé. Il ne nous faut pas grand-chose. Tout le monde est pauvre ici, pauvre de la même façon, mais abrité, nourri et entouré. »
Quand furent écoulées les questions habituelles, j'ouvris à nouveau la boîte. L'humus avait gonflé, les brindilles et les débris avaient disparu, ça bougeait.
« L'humus a doublé de volume, murmurèrent-ils.
- L'humus-monstre grandit jour et nuit. Nous utilisons les processus naturels, en les optimisant un peu. La nature est le grand développeur : en 4 milliards d'années, elle a eu le temps de tout inventer. Mais en disant elle, on se trompe : elle ne fait pas exprès, elle ne pense pas, elle n'est personne. Il y a des inventions oubliées, ou qui ne sont pas au bon endroit, des approximations. Il suffit d'un coup de pouce pour améliorer tout ça. Le végétal n'a presque besoin de rien ; de la lumière, on n'en manque pas, du gaz carbonique, l'air en est plein, et pour l'eau, les mangroviers la pompent dans les calanques. Quant aux minéraux, les bactéries rongent les roches et capturent l'azote de l'air. »
Je fermais la boîte, la leur tendis.
« La forêt va encore grandir, elle peut abriter des millions d'hommes, allez le dire. »

À mon grand âge, je fais le malin sous mon ombrier ; mon rôle est de recevoir les incrédules. »




____________________________________
> Alexis Jenni, Goncourt 2011 pour l'Art français de la guerre, a été professeur de SVT. Derrière les processus chimiques qui permettent à l'utopique forêt littéraire de pousser dans cette nouvelle, on devine les connaissances pointues de l'agrégé de sciences naturelles... Son dernier roman, la Nuit de Walenhammes, est paru chez Gallimard.



**************






mercredi 4 novembre 2015

Christian Bobin : "Les uns et les autres m'ont aidé à vivre" (2)

Peut-on dire que vous poursuivez un dialogue avec la jeune femme aimée?

C'est une sorte de dialogue, en effet. À l'heure de la Plus Que Vive, j'étais dans le souffle de la bombe. J'ai commencé à écrire le texte un mois après l'enterrement. Et je lui ai promis que je lui écrirais à nouveau. On est toujours plus intelligent que soi : la Plus Que Vive était un livre nécessaire, mais aussi un texte de dénégation. J'ai cru pouvoir effacer la mort qui efface tout. Mon livre était une gomme. Je pense aujourd'hui que les choses véritablement vécues perdurent et ne tombent pas dans un cercueil sous la terre. Il n'y a pas de disparition. Les choses invisibles, les seules qui soient essentielles, reviennent tout naturellement à l'invisible - que ce soit un regard ou une voix, l'amour donné et la joie qui le suit. Elles ne sont pas palpables mais elles nous font. Et elles ne se défont pas avec la mort. Je garde la voix de cette jeune femme, de même que je garde celle de mon père, et le bon pain de son sourire. Tous m'habitent. C'est comme mon sang, des globules invisibles qui me sont aussi nécessaires que les rouges ou les blancs. Elle, mon père, ma mère, ou un poète chinois du VIIIe siècle... Le point commun, c'est que les uns et les autres m'ont fracturé le coeur, ils m'ont aidé à vivre.

De votre père, décédé en 1999, vous dites : « Je l'aime tellement que sa mort n'a jamais eu lieu »...

C'est une parole d'amour qui est comme toutes les vraies paroles d'amour : exagérée. Ce que j'ai voulu signifier, c'est que son absence n'a jamais eu lieu. J'aimais beaucoup le toucher, tenir sa main dans la mienne, et la mort a rendu le geste impossible. Je ne peux plus lui montrer mes livres, qu'il savait lire adorablement, jusque dans les brumes de la maladie qui lui a détricoté la mémoire. Ma part rationnelle sait très bien que sa mort a eu lieu, qu'une tombe porte son nom dans la ville toute proche. Mais ce savoir n'est rien par rapport à tout ce que je sais d'autre sur mon père, agissant, bénéfique et rayonnant. Il continue de l'être.

Pourquoi son paquet de Gauloises bleues était-il son « bréviaire » ?

Il venait d'un milieu ouvrier pauvre du Creusot et travaillait aux usines Schneider où il était devenu professeur. Mais il restait imprégné du ciel ouvrier des Gauloises bleues, c'est-à-dire d'un milieu où lire était un peu soupçonnable, équivalent à une perte de temps. Or quand je commençais à écrire, il m'a dit un jour à la table familiale : « Reprends de la viande. Pour ce que tu veux faire, il faut des forces. » Cette intelligence de l'autre est bouleversante. Mon père est la première figure de la générosité qui est venue vers moi. Ma gratitude envers lui a la profondeur du ciel étoilé. Je vois la cendre de la cigarette qui tombe dans sa main en coupelle, un geste comme une manière bien à lui d'adoucir toutes les chutes de la vie. La beauté du langage, c'est parfois de ressusciter une personne avec un seul détail.

Est-ce que la fréquentation assidue des écrivains, ces absents qui vous parlent à travers les siècles, habitue à la disparition ?

Non, cette fréquentation rend simplement la vie et la mort encore plus précieuses. Je ne suis pas en quête de l'hiver dans les livres. Je vais chercher le printemps et je l'y trouve - que ce soit chez un poète chinois, chez Jünger, Mandelstam ou Kafka, lequel n'était pas un être de noirceur, mais l'un des hommes les plus délicats et attentifs à la vie, que je connaisse.

Les écrivains sont tout de même des absents particuliers, car vous partagez un outil commun à quelques siècles d'intervalles...

Nous accomplissons apparemment le même travail. Pourtant, je ne fais pas un travail si différent de celui que faisaient mon père ou «la plus que vive ». Le vrai travail des vivants, celui pour lequel tout chômage devrait être rendu impossible, c'est de prendre soin de la vie : de la sienne et de celle des autres. Mes intimes sont entrés dans ma chair. Le poète chinois, lui, est entré dans mes songes et dans ma joie, parce qu'il m'en a donnée. Il s'appelle Lu Yu et a écrit Le vieil homme qui n'en fait qu'à sa guise, un véritable réservoir de sourires, comme un pain est une réserve d'énergie. C'est tout de même incroyable que cet homme d'un tout autre continent, d'une culture qui n'a rien à voir avec la nôtre et qui est enfoui sous les décombres de tant de siècles puisse me combler aujourd'hui presque à chaque lecture ! Je le lis et je n'ai plus d'ennui, plus de souci. Je me porte mieux, je suis moins malade, moins enrhumé... Je pense qu'il y a une capacité de résurrection en nous et dans l'écriture. Les poèmes de Lu Yu sont proches du léger soupir d'un chat endormi. Et cela, qui n'a aucune valeur à notre époque, n'a en vérité pas de prix. Alors que le monde entier est devenu une boîte de nuit où l'on s'adresse à nous avec des haut-parleurs, c'est le bas-bruit de Lu Yu, de Bach ou des oiseaux qui m'enchante. Parce que quand tout le reste nous aura quittés, ces choses seront encore là, elles seront les dernières.


> Christian Bobin est écrivain et poète. Né en 1951 au Creusot (Saône- et-Loire), il vit toujours dans les environs, retiré dans sa maison. Il vient de publier : Noireclaire, Gallimard.

A lire : 
La Plus Que Vive Le premier livre, écrit en 1996, consacré à l'amoureuse du poète disparue brutalement. Folio, 4,60 €. 
Carnet du soleil Deuxième petit caillou littéraire semé 15 ans après. 
Lettres vives, 13,20 €. 
Noireclaire 20 ans après, l'absente est plus présente que jamais dans l'un des plus beaux recueils du poète, travaillé comme un diamant jusqu'à une éblouissante épure. Gallimard, 11 €.



source : magazine La Vie


mardi 3 novembre 2015

Christian Bobin : "Les uns et les autres m'ont aidé à vivre" (1)

De son grand amour de jeunesse, Ghislaine, à son père, en passant par les écrivains qu'il fréquente assidûment, Christian Bobin a mis les absents au cœur de son oeuvre.

Dans sa vie, il y a un avant et un après. Une disparition comme un coup de tonnerre, celle d'une jeune femme qui fut la passion de jeunesse du poète. Elle s'appelait Ghislaine, enseignait le français, élevait trois enfants. Elle avait 44 ans quand la mort l'a brutalement happée. Deux décennies plus tard, la déflagration se propage encore : après la Plus Que Vive en 1996, et Carnet du soleil en 2011, voici Noireclaire, nouveau rendez-vous littéraire avec la disparue, recueil sans doute le plus aigu, travaillé jusqu'à la plus limpide simplicité, l'épure quasi parfaite. On y retrouve aussi au creux des pages tous les autres absents chers au coeur de Christian Bobin, ses parents et les écrivains qui sont ses compagnons de route. Le poète nous a reçus dans sa maison perdue au milieu des bois, au pied du Morvan, à quelques encablures du Creusot. Une thébaïde pas si solitaire, tant elle est habitée par la présence des âmes soeurs.

Comment les absents se sont-ils invités au coeur de votre oeuvre, faisant de la mort une figure familière?

Dès que vous connaissez la grâce de cette vie, vous connaissez sa perte aussi, les deux sont liées. Si une fleur peut nous toucher autant qu'un humain, c'est en raison même de sa fragilité. Et sa fragilité, c'est sa mortalité. Les choses qui viennent à nous et nous bouleversent par leur beauté, nous bouleversent par l'annonce de leur mort. Elles sont d'autant plus belles qu'elles sont en train de passer. L'apparition et la disparition se font en un même instant. C'est comme le sourire sur les lèvres minuscules des nouveau-nés : à la fois fugace et éternel. La vie vient, elle nous dit : « Je m'en vais », et c'est à la fois terrible et merveilleux. La vie est le paradoxe même. Et si vous refusez de le voir, tout en est déséquilibré.

Pourquoi parlez-vous d'un « même éblouissement » face à la vie et à la mort ?

Ce qui nous sauve, c'est ce qui nous arrache à nous-mêmes. La beauté d'une seule fleur vagabonde, le geste charitable et imprévu d'un autre être, un poème brillant comme du corail nous amènent loin de nous-mêmes, nous sauvent de notre existence endormie. Et, somme toute, de façon radicale, la mort ne fait rien d'autre. On peut la considérer aussi comme l'extase de la vie. Je précise immédiatement : à mes yeux, la mort n'est pas un banquet, une chose désirable, à rechercher. Mais on peut la penser comme une assomption, un fleurissement extrême, et je la vois ainsi. Cependant, elle me blesse. Elle m'enlève goutte à goutte, peu à peu, ce qui m'est le plus cher. Mais je ne lui en veux pas. J'ai ressenti les mêmes atteintes de la beauté de cette vie, et parfois de la mort. Mais l'atteinte de la mort est si profonde qu'elle peut faire hurler, amener les larmes et une désespérance, expériences que j'ai connues. J'arrive maintenant par la pensée à tenir la vie et la mort ensemble. Et il m'apparaît que le malheur de notre époque est d'avoir fait passer une muraille entre les deux, un barbelé infranchissable. C'est la raison pour laquelle la mort nous fait si peur et la vie nous semble moins précieuse. Cette dernière perd de sa force si on oublie qu'elle est fragile. C'est aussi la grâce de la mort, malgré tout, que de nous resserrer sur cette vie, qui est la seule que nous ayons.

Pourquoi le besoin de faire un chemin littéraire avec cette absente qu'est votre grand amour de jeunesse ?

À l'égal d'Ernst Jünger, je pense que la gratitude est le sentiment le plus haut. Et c'est par gratitude que j'ai écrit plusieurs textes sur cette jeune femme. Elle fait partie de ces gens qui rayonnent et ne le savent pas. Je crois que le soleil n'est pas conscient de lui-même, il fait son travail, magnifiquement, mais il ne sait pas qu'il est le soleil. Celle que j'ai appelée « la plus que vive » et qui est dans Noireclaire, accomplissait un travail de lumière dans cette vie. La voir au loin venir était un éblouissement. Son énergie a ouvert la fenêtre de la chambre où j'étais en train de lire, rêver et attendre depuis des années. J'étais peut-être dans une paix trop grande avant de la rencontrer. Ensuite, je n'ai plus exclu les luttes, les tensions, le côté plus aigu de la vie.

Elle vous a bousculé ? Dans votre écriture aussi ?

Oh oui. Quand j'ai commencé à écrire, elle n'était pas à mes côtés. J'écrivais peu. Mon premier texte, qui avait pris la forme d'une lettre, était adressé à un visage que je ne connaissais pas. Et elle a rempli ce visage quelques années plus tard. Il m'a suffi ensuite de la regarder vivre pour écrire. Ce que je dis des mères, ce que je dis des amoureuses, ce que je crois connaître des femmes inconnaissables, c'est d'elle que je le tiens. Sans parler de la joie suprême des promenades dans la campagne qui ouvrent aux plus grands bonheurs de cette vie. Elle est dans les trois livres à elle dédiés, et aussi en secret dans quelques autres...

Vous voulez dire dans tous vos livres ?

Je ne pense pas toujours à elle, je n'ai pas une pensée obsédante. Mais elle m'a réveillé. Et ce qu'il y a d'éveil dans mes livres est une suite heureuse de notre rencontre. Même après sa disparition.

Peut-on l'appeler « absente », alors ?

Oui, on peut la dire absente. Pour moi, ce n'est pas une injure. Simplement, quand nous atteignons un point de sensibilité, de douceur et d'intelligence de la vie, viennent s'asseoir à nos côtés ceux que nous avons aimés. La vie s'ouvre lorsque l'on a cette sensation et peut-être encore plus quand on l'exprime. C'est l'inverse du temps d'aujourd'hui, qui est si limité qu'il ne nous reste qu'une poignée de secondes piquantes comme une pelote d'aiguilles. Mais les absents, que ce soit nos proches ou les écrivains que nous lisons, viennent mettre leur main sur notre épaule et nous ramènent à une lenteur essentielle.

...



dimanche 19 avril 2015

Une vie de prière avec Philippe Mac Leod


« La vie de prière nourrit mon écriture. Quand je travaille à un texte, j'invite le lecteur à entrer dans ce mouvement, dans cette intériorité. Dans mon nouveau livre, «Les Signes de Lourdes, un chemin d'universalité» (éditions Bayard), je souhaite apporter une bouffée d'air que le message donné par Marie à Bernadette Soubirous contient en lui-même. Il faut se mettre à l'école du lieu, rejoindre la source jaillissante, revenir à cette jeunesse du cœur qui se révèle dans la pureté de l'Immaculée».

« Toute la Création est invitée à nous délivrer un sens et un chemin spirituel qui n'est pas séparé de la vie. Souvent, on comprend la spiritualité comme étant opposée à la nature ; en réalité, elle la prolonge. Lourdes nous renvoie à la pureté et la clarté de la source, que l'on retrouve dans notre baptême».

source : La Depeche

dimanche 12 octobre 2014

Dans la langue de Dieu avec Alexis Jenni

Après des années de quête spirituelle, entre bouddhisme et taoïsme, le prix Goncourt 2011 a découvert que le christianisme, sa première religion, répondait profondément à sa soif.

C'était il y a une dizaine d'années. J’accompagnais mes élèves chez les carmélites de Mazille, près de Cluny, pour une retraite. Une joie indicible, intense, émanait de ces religieuses aux sourires pleins de bonté. Lorsqu’elles se mirent à témoigner de ce qu’elles vivaient dans le silence, une évidence s’imposa à moi : toute ma quête, tournée jusque-là vers des spiritualités orientales, je la retrouvais là, à portée de main. Ce que je cherchais pouvait se dire en termes chrétiens et dans ma langue. Cette prise de conscience fut également alimentée par les jésuites que je côtoyais dans mon lycée lyonnais. Ces personnes, d’une grande intelligence et ouvertes sur le monde, me révélaient le côté éclairé de l’Église. Aussi, le quadra que j’étais se laissait peu à peu atteindre et toucher par le noyau constitutif du christianisme : l’amour et le souci de l’autre, puisant sa source dans le mystère d’un Dieu trinitaire.

Bien que baptisé, je n'ai pas reçu d'éducation chrétienne. Mes copains allaient au catéchisme, pas moi. La foi n’était pourtant pas absente dans ma famille, du côté de ma mère surtout, qui me lisait la Bible racontée aux enfants. Son père était un homme très pieux. Même s’il n’en parlait pas, je percevais bien que tout son être en était imprégné. À la maison, le sujet me paraissait lourd, pesant, quasi tabou : mes parents en ont fait une sorte de barrage mystérieux où s’entremêlaient à la fois de l’indifférence et de l’attirance secrète. La seule activité religieuse que nous pratiquions était la traditionnelle messe de minuit. Coincé entre mes grands-parents recueillis et mes parents se donnant l’air de l’être, j’observais, le nez en l’air, statues et tableaux immergés dans des volutes d’encens. Je ne comprenais absolument rien à ce qui se passait.

Vers 20 ans, j’ai commencé à m’intéresser à certaines philosophies comme le bouddhisme et le taoïsme et à pratiquer les arts martiaux. Je trouvais dans cette discipline une matière à penser extraordinaire pour une plénitude corporelle dans le rapport à soi et au monde. Plénitude où je goûtais à un mouvement, à une vitalité qui me dépassaient. En parallèle, je m’immergeais avec délectation dans des musiques islamiques, turques, iraniennes... toutes gorgées de mysticisme. Leurs mélodies me plaçaient dans une sorte de pulsation vivante et me permettaient d’accéder à quelque chose, à autre chose, relevant du domaine de l’absolu. Plus qu’une recherche de Dieu, j’aspirais à un bien-être physique, proche de l’extase parfois. D’écoute en écoute, j’ai découvert la mystique soufie médiévale. À force de parcourir les poèmes, imprimés sur les pochettes de disques, j’ai été amené à lire les écrits de grands spirituels, comme Rumi, puis à me réapproprier la Bible, source infinie de méditations, de rêveries et de réflexions. C’est par ce biais-là que je suis arrivé à Dieu.

Lorsque je me retourne sur mon cheminement intérieur, je me rends compte que le goût de Dieu est là depuis le départ. En fait, la question de son existence ne s’est jamais posée chez moi.
Il est là c’est tout. Par manque de culture et par un entourage familial et social indifférent à ça, c’est au bout de 30 ans que j’ai réalisé que cet éprouvé était une présence divine. Plutôt que d’être la réponse à l’angoisse d'un manque. Dieu est la jouissance d’un plein que je ressens et que je tente d’exprimer dans mon nouvel ouvrage, Son visage et le tien. Lorsque j’ai lu pour la première fois cette phrase de saint Jean « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu », tout s’est d’ailleurs éclairé pour l’écrivain que je suis : je comprenais qu'il y avait une équivalence entre Dieu, le Verbe, la Vie, la Lumière. Entre le Verbe et le langage.

J’ai toujours pensé que le sens de ma vie était l’écriture. Tout comme le musicien ou le peintre, la seule présence à mon art me fait vivre, car j’y fais l’expérience d’une présence, autre que la mienne. Au plus intime de moi, je sens que bat quelque chose de plus grand. C’est ce quelque chose qui me donne vie.
La biologie, que j’ai enseignée pendant près de 25 ans, me met dans un état de curiosité exaltante : observer et décortiquer les mécanismes naturels est passionnant ! Mais la science a cette grande limite de ne pas pouvoir dire grand-chose sur ce qui nous touche, nous fait vibrer, au plus profond de nous-mêmes.

Le tai-chi m'aide à donner un cadre à ma prière. Mais il ne s’agit en rien de syncrétisme ! J’emprunte au tai-chi le rapport au corps, aux gestes ; l'aspect purement technique en somme. Cela me permet de savoir me placer dans un état proche de la méditation, facilitant la prière. Prière que je vois davantage comme une mise en présence qu’une adresse directe à quelque chose, à quelqu’un.

Non pratiquant - je n’ai fait ni ma première communion ni ma confirmation - j’ai un rapport très solitaire à la foi. Mais, à la grande surprise de mes proches, j’ai tenu à ce que mes trois enfants reçoivent le baptême. Pour moi, c’était la plus belle manière de célébrer leur venue au monde.
Je me situe dans une pratique monastique chrétienne, dans laquelle je peux être en cœur à cœur avec Dieu. Comme le diraient nos frères musulmans, « il n'y a de Dieu que Dieu, le reste; c'est chose humaine ». Mais tout peut encore évoluer. Dans ce cheminement personnel, chaque étape vaut pour ce qu’elle est.





source : La Vie


vendredi 10 octobre 2014

Allumer la lumière avec Patrick Modiano

C'est vraiment idiot d'avoir laissé tout à l'heure la lumière dans le salon [...]. Moi aussi, j'éprouve une drôle de sensation à la pensée de ces lampes que nous avons oublié d'éteindre dans des endroits où nous ne sommes jamais revenus...[...] Aujourd'hui j'ai la conviction qu'il ne s'agissait ni d'oubli ni de négligence, mais qu'au moment de partir c'était moi délibérément qui allumais une lampe. Peut-être par superstition, pour conjurer le mauvais sort et surtout pour qu'il reste une trace de nous, un signal qui indiquait que nous n'étions pas vraiment absents et que nous reviendrions un jour ou l'autre.

Les soirées étaient longues quand je restais dans le quartier à l'attendre, mais cela me semblait naturel. Je plaignais ceux qui devaient inscrire sur leurs agendas de multiples rendez-vous, dont certains deux mois à l'avance. Tout était réglé pour eux et ils n'attendraient jamais personne. Ils ne sauraient jamais que le temps palpite, se dilate, puis redevient étale, et peu à peu vous donne cette sensation de vacances et d'infini que d'autres cherchent dans la drogue, mais que moi je trouvais tout simplement dans l’attente. 

...Plutôt que de toujours soumettre les autres à un interrogatoire, il vaut mieux les prendre en silence tels qu'ils sont.

...On dirait que les lampes se sont usées avec le temps. Mais quelquefois un déclic se produit. Hier, j'étais seul dans la rue et un voile se déchirait. Plus de passé, plus de présent, un temps immobile. Tout avait retrouvé sa vraie lumière.

Patrick Modiano
L'herbe des nuits


dimanche 27 avril 2014

De l'humanité de Lascaux à Rumi... par Jean-Marie Le Clézio

J’ai été ébloui par ce que je voyais : des êtres vivaient là il y a plus de 15000 ans, combattaient les ours des cavernes, les lions des montagnes, peignaient avec leurs doigts dans une semi-obscurité avec tant de force et de vérité. J’aime l'idée que l'humanité soit si ancienne...

Giono disait qu’il fallait s'étonner de voir le lièvre bondir par-dessus la haie, parce qu’aucun être humain n’est capable d’un tel exploit. S’étonner aussi du rythme auquel bat le cœur d’un oiseau quand il vole. Alors, étonnons-nous, et n’allons pas trop vite...

...Dans mon enfance, j’ai été entouré de personnes qui étaient très croyantes. J’ai donc eu une solide formation religieuse. C’est quelque chose que l’on n’oublie pas. Et quand j'ai découvert le soufisme en lisant Ibn Arabi et surtout Rumi - incroyable écrivain - j'ai été vraiment séduit : parce que c’est presque un jansénisme, une religiosité dépouillée de tout. Il n’y a rien d’autre que le contact qu’on peut avoir avec Dieu. Pas d’intermédiaire. Même pas de prière. Juste cette relation, cette communion qui se fait à travers la beauté du monde et l’amour que l’on a pour les êtres humains. La lecture de Rumi m’a changé et beaucoup apporté. J'ai trouvé quelqu'un qui parlait la langue que j'espérais entendre. Et étonnamment, ce message qui s'adresse à l’islam peut être lu parfaitement par les chrétiens et les shintoïstes du Japon. La langue si inspirée de Rumi y est sans doute pour quelque chose : on a l'impression qu'elle est dictée, qu’il est habité. J’irai un jour à Konya en Turquie visiter son tombeau.

Jean-Marie Gustave Le Clézio 
(source La Vie)

samedi 23 novembre 2013

Alexandre Jollien, l'écrivain

"La faiblesse, c'est le lieu de la souffrance si on la refuse."
"Le succès ne guérit absolument pas les blessures..."



samedi 12 octobre 2013

Quelques pas avec Anne-Dauphine Julliand (2)

Il faut ajouter de la vie aux jours, lorsqu'on ne peut ajouter de jours à la vie.

De nouveau... en compagnie d'Anne-Dauphine Julliand qui nous montre comment être le capitaine de notre existence en toute circonstance.
2ème partie : 2 fois 10 min.





"La vie de Thaïs m'a libérée de la peur de la vie."

"Je ne veux pas que l'instant d'avant ou l'instant d'après contamine l'instant."




vendredi 29 mars 2013

Bonheur en marche avec Paul Auster

Il trouve extraordinaire, même dans l’ordinaire de son existence quotidienne, de sentir le sol sous ses pieds, et le mouvement de ses poumons qui s’enflent et se contractent à chaque respiration, de savoir qu’il peut, en posant un pied devant l’autre, marcher de là où il est à l’endroit où il veut aller. 

Il trouve extraordinaire que, certains matins, juste après son réveil, quand il se penche pour lacer ses chaussures, un flot de bonheur l’envahisse, un bonheur si intense, si naturellement en harmonie avec l’univers qu’il prend conscience d’être vivant dans le présent, ce présent qui l’entoure et le pénètre, qui l’envahit soudain, le submerge de la conscience d’être vivant. 

Et le bonheur qu’il découvre en lui à cet instant est extraordinaire. Et qu’il le soit ou non, il trouve ce bonheur extraordinaire.

Paul Auster
L'Invention de la solitude

mercredi 13 février 2013

Entretien avec le Grand Christian Bobin (2)

Deuxième partie - 17 min.
A propos des livres :



« Peu de livres changent une vie. Quand ils la changent c'est pour toujours. »


source : France Inter

vendredi 29 juin 2012

A la rencontre de Christian Bobin (5)

La philosophie du moineau 


Christian Bobin a étudié la philosophie. Et il l'a quittée. Les questions des philosophes n'étaient pas les siennes. « L'intelligence réelle, celle qui va nous aider, c'est celle qui naît d'un noyau concret, charnel de la vie, et elle n'a pas le tampon universitaire de la philosophie ». 


L'écrivain avoue nourrir sa pensée par miettes, par fragments, comme un moineau. Il plaide également pour le bon sens, chose trop souvent ignorée à ses yeux aujourd'hui. « Le bon sens, c'est la grande lumière, c'est juste épouser ce qu'on voit ». 


Christian Bobin lit un poème d'un de ses auteurs préférés. Des écrivains « plus que précieux, parce qu’ils parlent bien de la vie ». Et puis il rit.


Dernière partie